I. Le sens donné à la pratique professionnelle

a. Les visées de la pratique

Pour observer ces significations générales, un lieu privilégié est celui des visées de l’activité explicitées par les participant-e-s. Comment se déploie le discours sur les objectifs donnés aux pratiques ? Ces objectifs, cette visée se distinguent des missions confiées aux intervenant-e-s à la fois par leur aspect plus général et par le fait qu’ils ne dépendent pas seulement de ces missions, fixées par l’institution, mais aussi de la manière dont le/la praticien-ne investit, idéologiquement157, son rôle.

Nous avons regroupé les propos entrant dans ce cadre au sein du thème des “ objectifs définis ”. Ces objectifs peuvent correspondre, tout d’abord, à un point de vue social : dans cette perspective, l’orientation des conduites est rapportée à ce qui est défini comme souhaitable pour la société, les groupes qui la composent et les individus en tant que membres d’un ensemble social. La visée de la pratique de l’aidant-e est reliée à la définition du Bien du point de vue de la société et les interactions entre ses membres. Un premier sous-thème rassemble le discours tenu dans cette perspective.

Dans une autre perspective, la visée des pratiques peut se centrer sur l’individu, c’est alors son intériorité (son « ressenti », son « évolution personnelle »…) qui fait l’objet de l’intérêt de l’aidant-e, et le Bien est défini de ce point de vue. On passe d’une focalisation inter-individuelle et sociétale à une focalisation intra-individuelle. Le second sous-thème rassemble les objectifs formulés dans une telle perspective, que nous qualifions d’individuelle. Ces deux sous-thèmes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, ainsi un même praticien peut se situer, alternativement, dans l’une, puis l’autre perspective.

Quelle visée est donnée à la pratique ?
Quelle visée est donnée à la pratique ?(CI/AS, Rillieux-la-Pape)

On remarque en premier lieu que les AS verbalisent davantage les objectifs généraux qu’elles donnent à leur travail (114 occurrences – pondérées – pour les AS dans ce thème des objectifs, contre 38 pour les CI). Ceux-ci sont donc plus présents à leur esprit, plus explicites que pour les CI. L’enseignement suivi et la réflexion menée dans le cadre de la formation en travail social, comme supports d’une explicitation de la visée de l’action, peuvent expliquer cette différence.

La perspective sociale est la plus développée dans le discours des AS, même si elle est la plupart du temps associée à une perspective individuelle qui se fait plus discrète. Néanmoins, du point de vue de l’effectif, la proportion est identique. Dans la perspective sociale, les assistantes sociales insistent avant tout sur la visée d’autonomie des personnes :

‘« Enfin la priorité c’est vraiment d’accompagner les personnes vers une autonomie. Et après, bon, ben voilà on a des missions diverses, je vous en ai cité quelques-unes… Après c’est dans l’entretien avec l’usager. (…) Si, on essaye [...] d’amener des gens, par exemple à participer à des actions, aller dans des associations pour rencontrer d’autres personnes… » (Mme B., AS)’ ‘« Le but voilà c'est aussi de travailler l'autonomie et qu'après heu... La personne, voilà, s'approprie elle-même les outils, par exemple notamment heu... Dans les situations complexes, où il y a beaucoup... Où il faut que voilà, une connaissance du tissu social, vers qui on se tourne, comment on fait les démarches, comment on s'y prend, voilà. Et le but c'est aussi d'apprendre à la personne à faire ça toute seule, progressivement, pour qu'après elle puisse le faire toute seule quoi. Voilà. » (Mme Bb., AS)’

Ces propos montrent que la visée d’autonomie est à relier aux objectifs de socialisation et d’amélioration des conditions de vie. D’autre part, la notion d’autonomie appartient au champ de l’éducation, comme en témoigne Mme H. :

‘« J'estime que je suis payée pour viser à leur autonomie. Et d'ailleurs sur notre fiche de paye, c'est plus marqué assistante sociale, c'est marqué assistant socio-éducatif. Ce que je rappelle aux gens, quand les gens disent vous faites rien pour moi, je dis ben faites, et après je peux faire, je peux faire un temps si vous faites derrière. Donc je leur rappelle que ma fonction c'est pas assistant. » (Mme H., AS)’

On observe ici que la notion d’éducation est démarquée de la notion d’assistance. De manière générale, la figure du don, telle qu’elle est portée par l’éthique de la charité, est rejetée (et tout particulièrement la notion de vocation, comme nous le verrons ultérieurement). Le fait d’apporter une aide financière ou d’attribuer une allocation, via les dispositifs d’action sociale (RMI, FSL…), n’est pas considéré comme un don ou un “acte moral” de la collectivité, mais plutôt comme un soutien ponctuel qui doit être associé à l’éducation, dans une visée d’autonomie. Cette interprétation de la fonction de ces dispositifs caractérise le groupe des assistantes sociales, les conseiller-e-s en insertion n’exprimant pas d’interprétation générale sur ce point. Christine Mias souligne la fréquente mise à distance opérée, dans le champ du travail social, vis-à-vis du don charitable :

‘« On connaît cette tendance dans le secteur médico-social à rejeter en grande partie ce qui témoigne de la survivance du passé confessionnel et ce qui fait l’apologie du don. » (1998, p. 203)’

La visée donnée aux pratiques située dans une perspective sociale peut être reliée à l’héritage de l’éthique humaniste ; le rejet d’une éthique de la charité pouvant être compris comme une “trace” du passé historique, et plus particulièrement du moment où la pensée humaniste s’inscrit en faux vis-à-vis de la charité chrétienne, au profit d’un principe de solidarité, en se tournant vers l’horizon du progrès social (qui “remplace” celui du salut de l’âme).

Dans cette perspective sociale, la logique qui sous-tend l’action peut être représentée (en simplifiant) de la manière suivante :

Pour les conseiller-e-s en insertion, c’est une démarche à visée maïeutique qui se donne le plus à voir : le fait d’accompagner les personnes aidées dans un processus de prise de conscience (des « solutions » qu’ils/elles peuvent trouver, de leurs « ressources » ou de leurs « difficultés ») est le plus fréquemment évoqué.

‘« D’aider à leur faire prendre conscience de ses difficultés et de ses problèmes » (Mme M.)’ ‘« Moi je me contente de faire avancer les gens, de les mettre dans une dynamique, de les faire avancer, mais en respectant leur degré d’avancement et leur définition de l’avancement. Parce que c’est vrai qu’il y a des gens pour qui avancer, c’est prendre conscience effectivement… et ben il faut qu’ils lâchent un peu leur gamin pour aller au boulot donc elle va passer… elle va prendre un petit boulot à dix heures par semaine, ça c’est déjà avancer. Après moi j’ai fait mon boulot de lui faire prendre conscience et de la mettre à l’emploi. » (Mme O.) ’

Cette dernière citation nous permet de comprendre qu’il y a un lien entre le fait de viser une prise de conscience, et le principe de respecter le choix des personnes que nous avons discuté précédemment. D’autre part, l’idée d’un accompagnement maïeutique, comme sens (signification, orientation) général donné à la démarche de l’aidant-e, est associée au fait de tourner l’activité vers l’horizon de la “réalisation” (de soi, de projets) des personnes aidées, vers leur évolution personnelle :

‘« Parce que j’estime que mon… que ma part d’écoute intervient dans la réalisation de soi, dans l’épanouissement de soi, dans le développement de soi. » (Mme E., CI) ’ ‘« Une évolution de parcours, une évolution euh… de savoir-être, euh… de la personne, euh… des… oui, de la manière… déjà si elle va se sentir mieux, parce que déjà c'est la mieux placée pour nous le dire hein, ça, ça se voit réellement euh… oui une adhésion au contrat, le fait qu'elle ait rendez-vous, enfin y a plein de choses qui font dire que cette personne oui, ça y est, elle a engagé une dynamique. Est-ce qu'elle sera suffisante, on peut pas le savoir avant puis c'est pas l'objectif, c'est déjà qu'elle engage une dynamique. » (Mme P., CI)’

Cette logique de pensée peut se schématiser ainsi :

Nous voyons donc que les observations réalisées sur le corpus de Rillieux-la-Pape rejoignent les constatations issues de l’analyse des entretiens givordins ; de plus, nous pouvons ici affiner notre analyse des logiques de pensée qui peuvent sous-tendre l’activité menée dans le cadre des pratiques d’aide.

Si l’on élargit ces résultats en y ajoutant ceux obtenus à Givors, qu’observe-t-on ?

Perspectives sociale et individuelle : ensemble des entretiens (Givors et Rillieux)
Perspectives sociale et individuelle : ensemble des entretiens (Givors et Rillieux)

Le profil des résultats étant le même à Givors (les AS développent plus le thème des objectifs généraux auxquels se réfère la pratique que les CI, et développent davantage un point de vue social qui coexiste néanmoins avec une perspective individuelle moins verbalisée), nous voyons que cette observation est transversale à nos deux terrains d’investigation, comme l’indique le graphique ci-dessus. Le fait que la perspective individuelle ait été dominante à Givors peut alors être expliqué que les CI étaient plus nombreux que les AS dans l’échantillon givordin.

Si les assistantes sociales invoquent davantage la notion d’autonomie que les conseiller-e-s en insertion, et développent une logique de pensée se situant dans la perspective sociale (schématisée ci-dessus) plus que ne le font les conseiller-e-s en insertion, ce mode de raisonnement est néanmoins transversal à ces deux catégories professionnelles, de même que la perspective individuelle visant la « réalisation de soi » se traduit dans les propos des AS comme des CI.

Ainsi, les résultats issus de nos deux terrains d’investigation, concernant la visée donnée à la pratique, tendent à montrer, comme nous en avions fait l’hypothèse, la “persistance” d’une pensée humaniste dans le discours des aidant-e-s, par la présence d’une posture éducative qui vise à l’autonomie et au progrès social des aidé-e-s, mais ce principalement pour les assistantes sociales rencontrées – ses traces étant moins nettes pour les conseiller-e-s en insertion. La manière la plus raisonnable d’expliquer la différence constatée entre ces deux catégories de professionnels, tant à Givors qu’à Rillieux-la-Pape, nous semble être qu’elle tient au cursus de formation suivi par les AS : celles/ceux-ci, dans les écoles de formation au travail social, acquièrent une culture professionnelle qui, comme nous l’avons vu dans la première partie de notre travail, est liée en grande partie aux valeurs humanistes de progrès social et d’émancipation, à la doctrine solidariste (Autès, 2005) qui constitue un développement pratique des valeurs humanistes. L’ancrage sociologique des représentations se situant dans une perspective sociale dans le groupe des AS, de manière privilégiée, n’est donc pas étonnant.

Notes
157.

Ce terme n’est pas employé ici de manière péjorative, nous l’employons dans son acception d’ensemble cohérent d’idées et de croyances : « Ensemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l'action. » (définition de « idéologie », Trésor de la Langue Française)