b. Quelle réflexion sur la fonction sociale des intervenant-e-s sociaux ?

D’une manière générale, les AS développent davantage une réflexion générale sur la visée de leur pratique, dans les deux perspectives : individuelle et sociale, cette dernière étant particulièrement sous-représentée dans le discours des CI. Ces résultats sont selon nous à mettre en lien avec l’observation suivante : on perçoit dans les entretiens que les AS sont davantage conscientes du risque d’une attitude induisant une demande de normativité, et qu’elles tentent d’inhiber, de neutraliser en partie la potentialité d’une disqualification, d’une stigmatisation ou d’une violence symbolique vis-à-vis des personnes aidées. Le principe de respect des choix des personnes, de non jugement, évoqués précédemment, comme les propos suivants témoignent en partie de cette préoccupation :

‘« Respecter ses droits, les droits de l’usager. Et pas leur imposer des choses, écrire n’importe quoi à leur place et d’ailleurs maintenant ils ont le droit… et à l’accès du dossier, y compris des rapports sociaux et notamment dans le service on leur lit les rapports. Et ça c’est une très bonne chose je pense parce que… euh… comme ça on mesure nos mots parce que les mots, le poids des mots peut avoir… peut avoir une incidence terrible. » (Mme J., AS)’

La critique opérée dans les années soixante-dix sur le rôle de contrôle social et de normalisation que jouent les praticien-ne-s du travail social n’est pas ignorée par celles et ceux-ci, qui l’ont en partie intégrée à leur cadre de pensée :

‘« C'est-à-dire que la famille, elle va arriver à mieux se prendre en charge, c'est un petit peu la finalité du travail social. Comment faire en sorte que l'usager, il devienne acteur et ne soit pas toujours celui qui subit, qui sollicite de l'aide euh... à qui on impose des plans d'aide euh... On impose des plans d'action et euh... » (Mme F., AS)’ ‘« On apaise un peu… les révoltes… qui pourraient surgir s’il y avait pas d’aide et d’écoute de la part de l’Etat. Par notre biais. (…) On va mettre des dispositifs par ci par là mais tout ça c’est du colmatage quand même. C’est du colmatage, ça répond pas vraiment à… il y a des problèmes de fond dans la société qui sont euh… qui seraient quand même à… comme le racisme, moi je pense au racisme notament euh… (…) C’est beaucoup plus en profondeur qu’il faut travailler… » (Mme J., AS)’

Ce type d’analyse, et plus largement, la réflexion sur leur rôle social, sur la fonction de leur pratique à un niveau groupal et sociétal est beaucoup plus présente dans le groupe des AS que dans celui des CI : parmi ces dernier-e-s, seule Mme E. évoque ces aspects, tandis que sur 13 AS rencontrées, six d’entre elles font part d’une analyse du rôle du travail social.

A la lumière de ces observations, si l’on examine à nouveau les modalités de description de l’activité (comparaison axe 1/axe 2), le fait que les CI, lorsqu’elles/ils relatent des expériences professionnelles, évoquent une activité de transmission de valeurs et de règles plus que ne le font les AS (13% du discours sur l’activité pour les CI contre 1% pour les AS) traduit à notre sens que la tendance à la normalisation est beaucoup moins contenue dans leurs pratiques. Une simple lecture des entretiens est très éclairante de ce point de vue. Le témoignage de M. S. montre clairement qu’il n’a pas “d’états d’âme” par rapport au fait de signifier aux personnes qu’elles doivent renoncer à leurs désirs ou leur manière d’être pour trouver un emploi :

‘« Et que même si on a un niveau bac plus 10 euh… si on est dans la dèche, il faut… il faut accepter tout et euh… si ça marche pas dans notre euh… enfin dans notre domaine, il faut justement frapper à la porte d’autres… d’autres domaines et c’est pas évident, c’est pas évident… Mais euh… y’a pas de sot métier. Ça, il faut bien leur expliquer, enfin il faut bien le transmettre quoi. (..) Et euh aussi, c’est pass… c’est pareil, la façon, le savoir-être est très important et euh… sa façon de parler est aussi très importante. Et ça j’l’ai vécu aussi parce que j’suis, j’suis du quartier, j’ai un langage quartier, même là je l’ai, j’pense l’avoir aussi cet accent de quartier qui est euh… qui est stigmatisé par euh… enfin, voilà, c’est reconnu quoi, et on s’en moque même. Et euh… et ça, j’leur dit, j’veux dire si un gars il vient avec casquette, basket et un langage de quartier, on essaye d’améliorer ça. » (M. S., CI)’

Il est intéressant de pointer le fait que le renoncement prôné par ce conseiller est celui qu’il a lui-même opéré dans sa manière d’être, et vis-à-vis de sa formation initiale, dont il parle ultérieurement :

‘« Moi pour ma part, euh, j’ai un DEUG de sciences donc, j’ai rien à voir avec le social, mais euh les aléas, les aléas de la vie ont fait que… que j’ai dû travailler en tant qu’animateur sur le terrain et que… la demande des jeunes… les, les plus vieux, c’était pas de… du loisir mais euh… un emploi. Je me suis dit pourquoi pas rentrer euh… me former… et travailler dans le domaine de l’insertion professionnelle. Tout en connaissant le public, parce que je suis… pareil je suis passé par là hein j’ai… je suis passé par les contrats aidés. Ça a pas été évident malgré mon cursus scolaire, ça a pas été évident de trouver un emploi euh les portes elles étaient, elles étaient fermées, je me suis pas démoralisé et pas démotivé aussi pour autant mais euh… il fallait s’en sortir et euh… voilà, j’estime que j’ai réussi à m’en sortir par rapport à… par rapport à d’autres mais euh j’suis, j’ai vécu ça, j’ai vécu le… l’échec en fait euh… c’était les entretiens où on pensait avoir réussi et ensuite on reçoit une lettre comme quoi on était, c’était pas bon, euh… toutes ces portes qui se fermaient euh… J’ai connu aussi les emplois précaires, à l’époque les CES, les CEC euh… Donc j’ai vécu ça, j’ai vécu de l’autre côté en fait. »’

On voit bien que, d’une certaine manière, M. S. invite les personnes qu’il rencontre à suivre une démarche identique à la sienne, vis-à-vis de la discrimination et de la précarité qu’il a vécue. Ainsi, au-delà de l’effet possible de la formation sur cette différence d’attitude quant à la normalisation entre AS et CI, il y aussi à prendre en compte les expériences antérieurement vécues par les conseiller-e-s en insertion : tou-te-s ceux/celles que nous avons rencontré-e-s ont connu une période de chômage (plus ou moins longue selon les cas). Ce contexte produit nécessairement une interrogation sur l’interchangeabilité des places entre le/la conseiller-e et la personne reçue :

‘« Mon objectif c’est pas de venir à leur place, hein, donc, c’est de garder la mienne…. » (Mme O., CI)’ ‘« Enfin, quelqu’un qui se dit, j’en ai eu par exemple, mais moi, je veux faire le même travail que vous. » (Mme E., CI)’

Le fait que le ou la conseiller-e occupe cette place est-il lié à la brillante carrière, au sens goffmanien, qu’il ou elle a réalisée dans son parcours d’insertion professionnelle ? Est-ce parce que cette personne répondait bien aux attentes, aux normes du milieu de l’insertion qu’elle est passée “de l’autre côté de la barrière” ? Nous ne disposons pas ici de suffisamment d’éléments pour répondre à cette question, mais cette hypothèse peut apporter un éclairage au rapport de ces praticien-ne-s à la normalisation, qui semble moins souvent susciter une réflexion éthique chez ces professionnels.

Ces dernier-e-s développent moins, dans les entretiens, une réflexion sur la visée de leur activité, et plus spécifiquement concernant le rôle social qu’ils et elles jouent dans le cadre de leur pratique professionnelle. Mme E. fait cependant exception par la vision du secteur de l’insertion professionnelle qu’elle exprime :

‘« Mon rôle c’est de faire en sorte que euh… la… la paix sociale, déjà, d’une part. Alors je… évidemment, oui c’est maintenir la paix sociale. Et d’autre part, faire en sorte que ça soit pas toujours les mêmes. Puisque je dois les mettre en emploi. Ou leur trouver une solution qui leur permette de vivre, donc faut faire en sorte qu’il y ait un turn-over. »’

L’analyse critique des politiques sociales est plus fréquente dans le groupe des AS :

‘« Cette régulation sociale, elle consiste à… ben les gens… quand les gens, ils font rien s’ils sont pas entendus, qu’ils se sentent délaissés par la société, s’il y a personne pour les écouter… C’est nous qui sommes là pour les écouter... j’pense qu’à un moment donné, ils se révolteraient, ils se révolteraient, ils seraient… » (Mme J., AS)’ ‘« Par rapport au logement, ou au droit au logement, on est quand même très attentif au respect... Au respect des droits... des gens. C'est-à-dire, on fait... On a quand même, on a quand même des grosses antennes de vigilance. Quand on nous fait faire des choses, on essaie de réfléchir, où est la stratégie. (…) On peut encore se poser la question du sens. Même si on fait appliquer des dispositifs, on peut encore se poser la question du sens. » (Mme H., AS)’ ‘« Alors, dans le cadre de la circulaire de Sarkozy, là, qui concerne la régularisation des personnes, on nous a demandé, à un moment donné, de faire les attestations. Euh... Montrant que ben on était... Que les gens venaient au rendez-vous, et qu'ils faisaient tout pour s'insérer au mieux dans la société française. Moi ça m'a vachement questionné, en tant que... Moi personnellement, je me suis dit est-ce que je peux faire quelque chose comme ça? Ça veut dire que... Je sais pas si je suis claire, mais... En gros, une personne... Enfin qu'est-ce que ça veut dire faire tout pour s'insérer? Elle recherche un emploi, ça veut dire qu'une personne qui va pas rechercher un emploi, qui a peut-être commis des petits délits, je peux pas lui faire cette attestation? » (Mme C., AS)’

En reprenant les entretiens menés à Givors, nous observons que cette tendance est même accentuée, trois sur quatre des assistantes sociales rencontrées développent une réflexion sur la fonction sociale de leur rôle, tandis qu’aucun-e des autres intervenant-e-s n’en témoigne.

Un lien peut être établi entre le fait de situer la visée de l’activité dans une perspective sociale et la possibilité de mener une analyse critique sur le rôle social joué dans la pratique professionnelle : cette dernière repose sur la première, aussi n’est-il pas surprenant de constater que les CI interrogent moins, d’un point de vue critique, les politiques sociales dans le cadre desquelles s’inscrit leur activité. La formation professionnelle des AS, par les outils d’analyse sociologique qu’elle transmet, apparaît comme un facteur explicatif de ces observations. Celles-ci montrent que l’écart entre AS et CI observé dans la description de l’activité professionnelle se prolonge dans les propos tenus sur la visée qui lui est donnée. L’idéologie qui sous-tend les pratiques diffère donc, entre AS et CI, sur cet aspect de la visée de l’action. Qu’en est-il concernant le système de valeurs morales et d’éthique, qui participe également de l’idéologie guidant les attitudes et les conduites des intervenant-e-s rencontré-e-s ?