c. Valeurs morales et éthique des praticien-ne-s de l’aide à autrui

Dans la catégorie que nous avons intitulée “ du côté de l’aidant-e ”, l’un des sous-thèmes rassemble les propos témoignant, dans les entretiens, des valeurs morales, de la posture éthique des praticien-ne-s rencontré-e-s. Le contenu de ce sous-thème contribue, comme celui de la visée de la pratique, à mettre en lumière l’idéologie, le système de pensée qui organise, en partie, le sens donné au rôle d’aide à autrui.

La posture éthique et les valeurs morales exprimées dans les entretiens (CI/AS, Rillieux-la-Pape)
La posture éthique et les valeurs morales exprimées dans les entretiens (CI/AS, Rillieux-la-Pape)

En premier lieu, on constate que cette thématique est assez peu développée dans le discours, elle ne donne pas lieu à une verbalisation importante (90 occurrences en tout). Par ailleurs, les propos tenus sur cette question sont assez singuliers : dans les “autres”, qui regroupent des propos divers, que nous ne parvenons pas à agréger, la moitié environ des occurrences est représentée. Dans les trois aspects les plus développés dans le discours étudié, l’effectif de participant-e-s qu’elles concernent est assez réduit. Les questions éthiques et morales sont donc moins sujettes à la formulation de lieux communs que d’autres thèmes.

En ce qui concerne « l’humanité », tout d’abord, nous observons que si l’expression de cette valeur rassemble sept participant-e-s, le nombre d’occurrences est faible (9). Le principe de se montrer humain n’est donc cité en général qu’une seule fois dans l’entretien. Les valeurs de « respect » de l’autre (de son individualité) et « d’authenticité» (c’est-à-dire de sincérité  dans la relation), si elles sont mentionnées par moins de personnes, sont davantage développées. Nous avions également observé, à Givors, une prépondérance de la valeur de « respect ». Si l’on met en commun ces résultats avec ceux obtenus à Givors, qu’observe-t-on ?

Les valeurs morales exprimées – Givors et Rillieux (AS/CI)
Les valeurs morales exprimées – Givors et Rillieux (AS/CI) Nous présentons dans ce graphique à la fois le nombre d’occurrences (histogrammes) et l’effectif (courbes, que nous utilisons de manière “non orthodoxe” pour faciliter la lecture du graphique). L’effectif total des AS et des CI étant identique (13 pour chaque groupe), nous n’avons pas besoin de pondérer les résultats. Les autres aspects de ce sous-thème ne figurent pas ici.

Le profil des résultats reste globalement identique, ce qui montre la stabilité de ces observations. En élargissant la perspective à nos deux terrains de recherche, on observe que ce thème des valeurs exprimées reste peu développé, ce qui indique que l’éthique n’est pas une préoccupation largement verbalisée, l’objet d’une réflexion explicite, pour les praticien-ne-s rencontré-e-s, et ce plus particulièrement pour les conseiller-e-s en insertion (pour lesquel-le-s 35 phrases seulement concernent cette question sur l’ensemble des 13 entretiens réalisés). De manière générale, les AS sont plus disertes sur les valeurs qui déterminent leur posture éthique.

La notion de respect, la plus développée dans les entretiens (50 occ.), et celle de sincérité (19 occ.) indiquent que les praticien-ne-s interrogé-e-s se situent principalement dans une posture qui correspond à l’éthique du care : ces deux valeurs concernent la relation, elles déterminent ce que doit être une “bonne relation”, sur le plan moral. Le « respect » est du côté de la sollicitude, c’est une perspective morale où l’on se donne pour idéal la prise en compte des besoins et de l’individualité de l’autre (ses choix, ses désirs) :

‘« On lui a donné toutes les billes possibles pour qu’il s’en sorte, après c’est son choix de pas les prendre, donc il faut aussi respecter ça. Ce choix. » (Mme O., CI)’ ‘« Donc c'est, c'est, oui, c'est une question de disponibilité. Intellectuelle, psychologique, physique. Etre disponible pour l'autre, pour moi, c'est vraiment là que ça se joue. C'est-à-dire que quand une personne est là, c'est elle et même si ça a été difficile avant, après, ou personnellement, autre chose, c'est la personne qui… sinon à la limite euh… je me sens irrespectueuse.... » (Mme P., CI)’

L’authenticité, la spontanéité, la sincérité sont souvent valorisées par les aidant-e-s rencontré-e-s :

‘« Mais c'est la spontanéité qui fait qu'à mon avis on est bon écoutant ou pas. » (Mme H., AS)’ ‘« Sans hypocrisie, je crois que… faut jouer la carte de l’authenticité, hein. Euh… quand c’est faux, ils le ressentent, j’veux dire. Mais, j’pense que l’écoute, je reviens toujours dessus, écouter bien la personne pour bien le comprendre. » (Mme J., AS)’ ‘« Je crois que ce qui était important, c’est qu’il y avait de l’authenticité… [..] C’est un mot fort ça aussi, mais je crois que c’est ça en fait. Ca sert à rien de… de vouloir forcer les choses, de manipuler pour atteindre un objectif, enfin ça sert à rien. [..] Parler vrai, c’est tout. » (Mme E., CI)’

L’exploration des valeurs morales et de l’éthique visibles dans le corpus met en évidence le fait que l’éthique du care occupe une place prépondérante dans les discours recueillis, et ce de manière plus particulièrement marquée pour les conseiller-e-s en insertion interrogé-e-s.

Si l’éthique du care apparaît comme prédominante, de manière générale, dans le discours étudié, une éthique humaniste est tout de même observable dans certains propos. En effet, on voit que la valeur de « solidarité », peu verbalisée à Rillieux159, devient plus visible en regroupant les deux corpus (12 occurrences pour un effectif de 5 participant-e-s). Elle caractérise très majoritairement les assistantes sociales, de même que la valeur de « l’humanité », qui apparaît comme assez consensuelle dans ce groupe (sept AS sur un effectif total de 13). Les AS rencontrées témoignent donc davantage de valeurs humanistes, ce qui n’est pas surprenant au regard de la culture professionnelle transmise en formation, comme nous l’évoquions précédemment. Notons que ces observations sont cohérentes avec les résultats obtenus concernant les objectifs, la visée, donnés à la pratique.

Les valeurs d’humanité et de solidarité se situent à un niveau groupal et sociétal. Ce point de vue social du raisonnement est manifeste :

‘« Donc on a bien dans notre tête l’idée de… voir une égalité quelque part, en tout cas… euh… Peut-être ne pas supporter la souffrance aussi, les inégalités, les… les trop grandes différences entre les individus et… j’crois qu’il faut aimer l’humain aussi. Croire en l’humain et en sa capacité. » (Mme J., AS)’ ‘« Quand on se lance, dans les 20 et quelques années, dans les métiers de relation d'aide, je pense que c'est qu'on a envie de sauver le monde enfin... (…) C'était plus humanitaire quoi, plus... » (Mme L., AS)’

Se montrer humain et/ou solidaire est souhaitable du point de vue de la collectivité : le point de focalisation de l’attention est centré sur la dimension sociale, contrairement aux valeurs de respect et de sincérité, centrées sur l’individu. C’est pourquoi ces deux visions, ces deux modes de pensée sont compatibles : ils coexistent dans le groupe des assistantes sociales rencontrées.

Pour terminer cette partie consacrée à la culture professionnelle, et qui permet d’étudier les systèmes symboliques auxquels se relie la pratique, nous allons, après avoir exploré les visées de l’activité et les valeurs morales, l’éthique qui la guident, à présent nous pencher sur la manière dont se définit la professionnalité.

Notes
158.

Nous présentons dans ce graphique à la fois le nombre d’occurrences (histogrammes) et l’effectif (courbes, que nous utilisons de manière “non orthodoxe” pour faciliter la lecture du graphique). L’effectif total des AS et des CI étant identique (13 pour chaque groupe), nous n’avons pas besoin de pondérer les résultats. Les autres aspects de ce sous-thème ne figurent pas ici.

159.

Elle était ainsi contenue dans le sous-thème “autres” pour ce terrain, du fait du faible nombre d’occurrences qu’elle représentait.