a. Représentations de la professionnalité : la tension entre implication et distance

Les résultats issus de la catégorie “ du côté de l’aidant-e ”, et plus particulièrement le sous-thème regroupant les propos où l’interviewé-e exprime le rapport entretenu à son travail, apportent des éléments de compréhension quant à la manière dont la professionnalité se caractérise pour les participant-e-s. Le sous-thème du “ rapport au travail ” rassemble l’ensemble des propositions où les participant-e-s témoignent de la manière dont ils/elles investissent leur travail : aimer l’exercer, les raisons de ce choix professionnel, la place que celui-ci doit, et surtout ne doit pas prendre dans leur vie (distance professionnelle et séparation des champs privé et professionnel).

Modalités d’investissement du travail (AS/CI, Rillieux-la-Pape)
Modalités d’investissement du travail (AS/CI, Rillieux-la-Pape)

Dans cette thématique qui regroupe les propos témoignant du rapport qu’a le/la praticien-ne avec son travail, quelques propos récurrents peuvent être repérés au sein d’un discours peu consensuel : le poids de la rubrique “autres” (plus de la moitié des occurrences) montre que le discours est ici assez spécifique à chaque interviewé-e. L’expression de ce que signifie leur travail, pour eux/elles, de la manière dont elles/ils l’investissent et de ce que ce métier représente pour eux/elles-mêmes se fait singulière.

Dans les quelques traits consensuels qui émergent tout de même de cet ensemble hétéroclite se trouve en premier lieu le fait « d’aimer son travail ». Cet investissement est souvent présenté comme étant primordial dans l’exercice de sa profession, pour les AS comme pour les CI.

‘« Mais si on… si on aimait pas ça, bon ben, si on aimait pas ce métier, on a rien à faire là quoi. C’est, c’est pas là où euh on va pas s’enrichir non plus, donc euh… Si on aime pas ce métier, c’est pas, ouais… » (M. S., CI)’

L’investissement professionnel se traduit également par l’idée « d’y croire » :

‘« Quand on fait ce métier, il faut y croire. Si on y croit plus après mais vraiment c’est le burn-out, il faut changer de boulot. » (Mme J., AS)’ ‘« Moi, je crois en ce que je fais, et que de toute façon, on peut pas ce métier-là si on y croit pas un minimum, je vois pas bien comment. Faudra qu'on m'explique. Voilà. » (Mme A., AS)’

Est-ce un héritage du passé historique des pratiques d’aide à autrui, anciennement liées à la religion ? Mais par ailleurs, les aidant-e-s revendiquent leur professionnalité, principalement en affirmant la séparation de leur rôle vis-à-vis de leur vie privée :

‘« J'ai fait du bénévolat quand j'étais plus jeune, aller voir les personnes âgées, des choses comme ça, je sais très bien faire la part des choses et que... Aujourd'hui, ce que je fais, je le fais aussi parce que je suis... Je suis payée pour, donc voilà, j'ai pas... C'est pas ma vie. Je veux dire voilà c'est pas ma vie. » (Mme Cc., AS)’ ‘« Après j’ai suffisamment de détachement pour me dire moi j’aide enfin je participe à un moment donné dans le parcours de quelqu’un… après moi je rentre chez moi j’ai ma vie, ben voilà. Après je vis ma vie, le tout étant qu’il y ait pas d’interférence de l’un et de l’autre. » (Mme O., CI)’

La professionnalité correspond d’autre part au fait de se tenir au cadre dans lequel s’inscrit la pratique, c’est-à-dire de ne pas dépasser (ou pas trop !) les limites des missions ou les horaires de travail :

‘« En même temps, pour moi c’est un travail dont je retire des choses… enfin qui m’apporte chaque jour, mais c’est pas pour ça que… Euh… je vais faire des heures supplémentaires à gogo, que je vais venir bosser le week-end, et tout. Voilà. Ca reste euh… un travail. J’aime ce que je fais, mais… » (Mme B., AS)’ ‘« Moi je suis pas à tout donner. Moi je fais mes huit heures, je suis pas fonctionnarisée, parce que... je suis fonctionnaire mais en même temps je fais beaucoup d'heures supplémentaires, je me mets à disposition du public, en fonction de ses heures de travail, si je dois faire une enquête, j'ai des rendez-vous à cinq heures, des fois à 19 heures. Je me mets à disposition. À côté de ça, je ne pense pas avoir la vocation. » (Mme H., AS)’

Il est intéressant de repérer que ce sont souvent les collègues des interviewées qui, par contre, ont tendance à aller au-delà de ces limites professionnelles…

‘« Alors je vais dire, peut-être qu'il y a des filles qui sont assistantes sociales… parce qu'on dit toujours qu'être assistante sociale c'est une vocation. Je pense pas que pour moi c'était une vocation. (…) Je pense que j'ai des collègues comme ça, ici. Qui sont dans la vocation à tout donner. » (Mme H., AS)’ ‘« Je pense que y'a aussi des anciennes... une ancienne école, ça n'a rien de péjoratif mais effectivement on travaillait... Il y avait beaucoup plus d'investissement de soi peut-être, beaucoup plus de don à la personne alors que... Aujourd'hui, c'est vrai que moi je prends plaisir à faire ce que je fais, mais ça reste mon boulot quoi. » (Mme Cc., AS)’

Ainsi, c’est l’autre qui « est dans la vocation, le don », alors qu’un discours très consensuel est tenu sur la posture professionnelle impliquant le respect du cadre dans lequel la pratique s’exerce, et une différentiation vis-à-vis de la vie privée. Nous pouvons nous demander s’il n’y a pas à l’œuvre, ici, un mécanisme de projection qui indique que l’implication personnelle dans cette activité, le désir qui sous-tend la pratique font en partie l’objet d’une dénégation. Mme L. témoigne de cette conflictualité psychique :

‘« Quand j'ai choisi ça, il y a très longtemps, euh... Ben c'était à la fois parce que j'aimais les relations humaines depuis certainement par... Sans doute, selon moi, un sournois désir de sauver le monde donc... (rire) D'y prendre ma part, quoi. » (Mme L., AS)’

Ce « désir sournois » qu’elle évoque, dans un paradoxisme (D’Urung, 1974), apparaît donc comme partiellement masqué. Quelles en sont les raisons ? Nous pensons que ce “masquage” peut en partie être lié à la culture professionnelle du travail social, qui s’est démarqué de la charité et de sa composante affective (le sentiment charitable : agapè) pour s’ancrer dans un principe de solidarité moins sujet aux aléas de l’affect, la valeur de l’équité devenant centrale. Au-delà du champ du travail social, les évolutions culturelles, comme nous l’avons vu dans notre première partie, ont conduit, dans la modernité, à considérer les inégalités comme des injustices (ce qui n’était pas le cas au Moyen-Âge) et à placer la rationalité comme guide des conduites morales avec la notion d’intérêt bien compris, comme point de repère – ou supplétif au sentiment vis-à-vis de ses semblables. L’éthique de la charité se caractérise par un appel aux sentiments, tandis que l’éthique humaniste s’appuie davantage sur la raison. Ainsi, le fait de rejeter en partie l’affectivité, le désir et l’implication liés aux pratiques, peut être expliqué par ces normes et valeurs sociales dominantes (et pas seulement dans le champ du travail social) héritées de l’éthique humaniste, qui valorisent une rationalité permettant davantage d’équité.

Nous observons que la figure de la vocation est massivement rejetée : aucun-e participant-e n’affirme avoir eu “la vocation”, ce terme étant toujours utilisé pour s’en mettre à distance. Cet « appel particulier venant de Dieu », au sens religieux, selon le Trésor de la Langue Française, devient, dans son usage à propos du choix d’un métier, une « inclination, penchant marqué pour une profession exigeant dévouement et désintéressement ». Le dévouement et le désintéressement sont des valeurs qui caractérisent l’éthique de la charité, et nous voyons que les participant-e-s se démarquent de celles-ci.

La volonté de maîtrise de l’implication personnelle peut être rapprochée du discours assez consensuel sur la « distance » professionnelle à tenir. Il apparaît comme important, pour les participant-e-s, de rester dans une certaine neutralité, c’est-à-dire de ne pas trop s’impliquer affectivement dans leur pratique :

‘« Je considère que je peux aider efficacement quelqu'un, qu'à partir du moment où, y'a un cadre qui est posé avec cette personne. Et surtout qui va sortir de l'affectif. » (Mme A., AS)’ ‘« Voilà. Donc après mon métier du social, dans le social, l’accompagnement des gens en difficulté m’a permis de se dire que de toute façon il faut que je me blinde. Je tombe pas dans l’affectif et que de toute façon il faut faire la part des choses, quand je rentre, je rentre. » (Mme O., CI) ’

« L’affectif » a donc plutôt “mauvaise presse” pour les praticien-ne-s interrogé-e-s. Cette dimension apparaît même comme potentiellement dangereuse pour l’aidant-e et pour l’aidé-e.

‘« Je pense que c’est la meilleure protection qu’on peut se donner pour rester objectif. Et ça, dans l’accompagnement qu’on peut fait aux bénéficiaires après… quand on n’y réfléchit pas après on peut aussi… à tomber dans l’extrême… on peut être aussi destructeur auprès des bénéficiaires. Donc si on tombe dans cet espèce de : oh mon métier est très dur et tout… mais après on va pas héberger tout le monde aussi, on va pas nourrir tout le monde. Si on commence à se faire des scrupules, on est dans le cocooning, dans l’assistanat, dans le faire à la place de… et après, après c’est que nous on est mort quoi…» (Mme O., CI)’ ‘« Moi j’ai pas envie du tout, à la fin de ma carrière, de me retrouver complètement épuisée et euh… [..] et prise par l’affect, j’ai pas du tout envie de ça. » (Mme E., CI)’

L’affectivité est perçue comme la source potentielle d’un épuisement, mais aussi comme pouvant conduire à de “mauvaises pratiques”. La distance, la neutralité se manifestent comme des critères de la professionnalité, pour les aidant-e-s rencontré-e-s. Pour autant, la revendication de distance et de neutralité s’affirme parallèlement à celle d’exercer ce travail pour des raisons d’ordre éthique (entre autres déterminations) :

‘« Ce qui m'a amenée, moi, ce que j'avais en tête il y a 20 ans, c'était… oui, d'aider les autres. » (Mme H., AS)’ ‘« Ce qui m'a amené à avoir l'idée de... De... D'exercer ce métier, je pense que c'est... Par quoi je commence? peut-être parce que c'est... Enfin moi j'ai toujours été... J'ai été élevée quand même par des parents... Déjà dans... Ben qui étaient catholiques avec des valeurs religieuses, mais qui auraient pu être des valeurs non religieuses hein, mais le respect, le partage, l'aide aux autres voilà.» (Mme C., AS)’

Seul-e-s deux des interviewé-e-s n’évoquent pas cette dimension morale dans ce qui les a amené-e-s à exercer ce travail. Ainsi, on observe une tension dans la manière dont le travail est investi : d’une part la revendication de professionnalité conduit à séparer le champ professionnel du champ privé, principalement par le rejet de l’idée d’une implication affective dans la pratique, mais d’autre part le champ privé fait retour par la question des motivations pour l’exercice de cette profession. Il est remarquable, d’ailleurs, que le troisième axe des entretiens, inauguré par la question « qu’est-ce qui vous amène à exercer ce travail ? », conduise les participant-e-s à parler, très souvent, de leur histoire personnelle, de manière intime (souvenirs d’enfance, relation aux parents…), en relatant des événements qui ont marqué leur parcours de vie. Une autre tension, au sujet de la professionnalité, fait apparaître le “paradoxe de l’aide”.