b. Le paradoxe de l’aide

Le paradoxe de l’aide à autrui professionnalisée est particulièrement mis en lumière, entre autres résultats, par les observations que l’on peut faire à partir des résultats des thèmes160 concernant ce que la pratique apporte, pour les participant-e-s rencontré-e-s, d’une part, et ses aspects complexes, voire difficiles, d’autre part, dont ils et elles témoignent dans les entretiens.

Qu’apporte la pratique et quels en sont les aspects complexes ? (CI/AS, Rillieux-la-Pape)
Qu’apporte la pratique et quels en sont les aspects complexes ? (CI/AS, Rillieux-la-Pape)

Concernant les apports de la pratique, on observe en premier lieu que le « contact et l’enrichissement humain » est l’aspect le plus consensuel.

‘« Mais euh… ce qui m’intéresse dans ce boulot, c’est, c’est justement ce contact humain. » (M. S., CI)’ ‘« Euh… En même temps, le contact… humain… euh… juste simple… c’est pareil, c’est enrichissant. » (Mme B., AS)’

Cet enrichissement humain est souvent mis en lien avec le fait que la pratique est une source d’apprentissage :

‘« Tous les jours on apprend quelque chose. Les gens souvent ils ont vécu des choses… comme notamment, par exemple, euh… une personne âgée que j’ai, qui a fait la guerre en Algérie et qui m’en a parlé, enfin… on découvre plein de choses. » (Mme B., AS)’ ‘« Voilà c’est d’apprendre, pour moi ça a été d’acquérir l’humilité, d’être modeste, d’être au contact. Au contact de… y’a pas que la souffrance, y’a aussi des grandes joies. Je trouve que… En fait, y’a… y’a une richesse, l’avantage c’est ça, c’est qu’il y a une vraie richesse dans la relation. » (Mme E., CI)’

Par ailleurs, les participant-e-s témoignent de l’importance, pour eux/elles, de l’aspect valorisant de ce travail, et de se « sentir utile » :

‘« Je me sens aussi utile. Et ben, j’ose espérer que j’apporte quelque chose ! » (Mme E.)’ ‘« Les aspects positifs, comme je vous ai dit, c’est euh… c’est justement la fierté d’avoir réussi à mettre, à mettre quelqu’un soit en emploi soit… enfin à, à… ouais voilà, c’est la ré… c’est la… c’est la fierté de savoir qu’une personne a réussi grâce à vous. (…) Vous faites des efforts pour elle alors que bon, j’dis pas, c’est notre boulot, mais quand vous faites… vous voulez être reconnu, j’veux… une certaine reconnaissance. » (M. S., CI)’ ‘« C'est très valorisant aussi, pour soi, d'être dans une relation d'aide où... Plutôt que... dans une relation à l'autre où… je sais pas, qui aurait pas beaucoup de sens. Pour moi, ce qui a beaucoup de sens c'est... aider les gens de... de manière concrète. » (Mme I., CI)’

Ainsi, on voit que la pratique d’aide à autrui se met en œuvre à la fois pour soi et pour l’autre, qu’elle est dans le même temps “égoïste” (être valorisé-e) et “altruiste” (être utile pour l’autre). Ceci montre que ces deux catégories de pensée ne sont pas pertinentes pour l’analyse des enjeux éthiques à l’œuvre dans l’aide à autrui, puisqu’elle relève à la fois de l’une et de l’autre. Un débat sans fin pourrait se dérouler entre les tenant-e-s d’une finalité égoïste et celles/ceux d’une finalité altruiste ; quant à nous, nous optons pour le maintien de ces deux aspects paradoxaux et considérons que se joue là le “paradoxe de l’aide161, comme se joue selon Marcel Mauss le paradoxe du don, dans cette « atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. » (1925/1950, p. 258). Dans les passages d’entretiens suivants, on voit que les aidant-e-s interrogé-e-s se confrontent à ce paradoxe :

‘« Bien sûr que les gens ils nous remercient, tout ça, que ça, ça change mais…Moi j’aime pfff… j’suis contente mais je… [..] j’fais pas ça que pour ça. Enfin, je fais même pas ça pour ça, moi j’suis contente de voir que… le retour… ben j’sais pas, comment dire, c’est un peu confus. J’ai du mal à vous dire là. » (Mme J., AS)’ ‘« Justement, ben y'a quand même des fois, quand on nous dit merci, machin, ça fait super plaisir et en même temps voilà, nous on est payé pour ça, hein, la personne elle va nous dire merci, oui, mais euh... Je sais pas trop comment dire mais c'est... Je pense que... Ouais. Ça peut être un peu... […] Moi j'ai pas l'impression quand même de faire ce métier pour... Pour qu'on me dise merci et pour... Je crois pas hein. Après, il y a peut-être un côté inconscient là-dedans mais... Mais quelque part, c'est vrai, je suis quand même assez fière de faire ce travail. (…) Mais c'est pas l'objet, enfin je pense pas faire ce métier pour euh... Pour entendre des mercis aussi, et pour être valorisée et pour me dire : ah bah alors vraiment, ils sont contents de moi, non, il me semble pas que ça soit... Enfin c'est clair que... Je suis pas là pour ça et vraiment je le pense quoi que ce...
- INT : et alors c’est plus quoi, qui fait... si c’est pas tellement ça ?
- Mme C. : je sais pas. C'est dur. [..] Non je sais pas, c'est... C'est quand même... Ouais. C'est gratifiant, même si c'est pas l'objectif, c'est quand même... Je sais pas comment expliquer autrement. Je sais pas comment aller plus loin, mais ça me... Ça me fait plaisir quoi. J'ai l'impression d'avoir... pu aider la personne, et c'est quand même... Ouais. On se dit ben tant mieux, j'ai pas forcément... Enfin je... Je... J'ai réussi un petit peu à faire ce que je voulais faire, enfin je sais pas. Non je sais pas plus.» (Mme C., AS)’

On voit bien, par ces hésitations, le fait de conclure par un « je ne sais pas », que le paradoxe ne peut être résolu en supprimant l’un des deux aspects de ce qui amène les praticien-ne-s à exercer cette profession. Le pôle “altruiste”, soutenu par les valeurs morales, coexiste avec le pôle “égoïste”, les aidant-e-s revendiquant les intérêts (être payé-e, satisfaction professionnelle, avoir une reconnaissance…) retirés de leur pratique.

Ceci rejoint la théorie kleinienne de la réparation. Nous avons vu dans la première partie que l’acte affectif de réparation contient dans le même temps une réelle préoccupation pour l’autre et l’apaisement d’affects dépressifs, de sentiments de culpabilité. La satisfaction professionnelle qu’évoquent les praticien-ne-s interrogé-e-s peut correspondre en partie à l’apaisement que procure l’acte affectif de réparation. Certain-e-s de ces aidant-e-s repèrent que le désir de réparation participe de ce qui les amène à exercer cette profession :

‘« Je pense qu’on ne fait pas... On n’exerce pas cette profession par hasard, c'est une profession de réparation. (…) On s'aperçoit que oui, on a pas fait... Enfin, anodin, notre choix n'est pas vraiment anodin, et que notre histoire familiale nous a conduit, finalement, à exercer cette profession. (…) Ou est-ce que c'est une façon de réparer des injustices plus sociales quoi. Par rapport à un engagement plus... personnel, religieux, politique, euh... Que sais-je ? » (Mme F., AS) ’ ‘« Pour avoir pris un peu de recul, j'étais dans la réparation, moi, je me suis rendue compte que ma mère m'avait formatée à l'écoute. Voilà et que j'étais dans la réparation d'une histoire. Donc j'étais là pour protéger la veuve et l'orphelin, parce que moi-même j'avais été un peu maltraitée, voilà. » (Mme H., AS)’ ‘« J’pense que quand on fait assistante sociale, on a envie de quelque chose de réparé, de toute façon on a envie de réparer quelque chose quand on est assistante sociale. Quand on vient… en aide à ce qui sont les plus démunis, à ceux qui n’ont rien, à ceux qui sont en difficultés. Donc on a bien dans notre tête l’idée de… voir une égalité quelque part, en tout cas… euh… Peut-être ne pas supporter la souffrance aussi, les… les inégalités, les… les trop grandes différences entre les individus et… » (Mme J., AS)’

Ces assistantes sociales relient le fait d’exercer ce métier à un désir de réparer quelque chose de leur histoire personnelle et/ou des inégalités sociales. Aucun-e des conseiller-e-s en insertion rencontré-e-s ne témoigne de ce point de vue. Ainsi, est-ce la formation en travail social qui conduit à cette analyse, à cette identification des enjeux intimes mobilisés dans la pratique professionnelle ? Le témoignage de Mme A. montre que dans le parcours de formation, les étudiant-e-s sont invité-e-s à une réflexion sur leur implication et le choix de ce travail :

‘« Ça, c'est une question qu'on s'était posée en formation, est-ce qu'on fait conseillère ou est-ce qu'on est conseillère ? » ’

Il est intéressant de repérer que les AS citées ici sont d’âge différent (de 25-30 ans jusqu’à 55-60 ans), ce qui indique à notre sens que, si cette question est transversale aux différents moments auxquels ces praticien-ne-s ont été formé-e-s, c’est parce qu’elle correspond à l’un des fondements du travail social : le rejet du “pur don” de soi (charitable) pour l’adoption d’une posture où l’on admet son implication personnelle, ses motivations autres que morales dans le choix de cette profession (ce qui est à relier à « l’intérêt bien compris » humaniste). Dans les conceptions qui transparaissent dans les entretiens, son implication et ses motivations doivent par ailleurs être “neutralisées” par une prise de conscience.

Notes
160.

Ces deux thèmes appartiennent à la catégorie “ du côté de l’aidant-e

161.

Nous adoptons donc ici une position suggérée par D. W. Winnicott : « Il faut accepter qu'un paradoxe soit toléré et qu'on admette qu'il ne soit pas résolu. On peut résoudre le paradoxe si on fuit dans un fonctionnement intellectuel qui clive les choses, mais le prix payé est alors la perte de la valeur du paradoxe ». (1971, p. 4)