c. “Compétence et travail affectifs”

Le principe d’une neutralisation des enjeux affectifs personnels se donne parfois à voir explicitement dans les propos recueillis, et il est perçu comme dangereux de ne pas avoir pris conscience de ces enjeux, comme le montrent la fréquence des occurrences, dans l’analyse thématique, concernant le « manque de recul » ou le fait d’être (trop) affecté-e (cf tableau supra, dans le sous-thème “ ce qui est difficile ” : 39 occ. pour ces deux aspects). Ceci correspond à l’idée suivante :

‘« Je comprends trop les gens. J’pense que j’ai une empathie, c’est parce que j’ai une histoire… […] Ceci dit, ça peut aussi… faut que je sois très vigilante. C’est pour ça que je pense que euh… il faut bien se connaître, bien régler ses problèmes avant d’aller aider les autres. » (Mme J., AS)’ ‘« Et puis moi je pense qu'au niveau de sa vie personnelle, ça demande aussi d'être au clair quand même, un minimum, avec sa vie personnelle et heu... Pour arriver justement, à... Ouais, à différencier... Son propre vécu avec ce que les gens nous disent quoi. » (Mme Bb., AS)’

Il est repéré que lorsque les enjeux affectifs intimes entrent « en résonance » avec ceux des personnes aidées, il devient difficile, voire impossible, d’aider la personne, car l’aidant-e n’a plus suffisamment de « recul » :

‘« Quelqu'un qui a un peu le même parcours familial ou professionnel, on va se dire... Ben là je trouve que c'est difficile d'aider. Parce que... Parce que voilà, ça a trop de résonance et que... (…) Et ça arrive même des fois, quand il y a une situation avec une personne où on a l'impression que... Où vraiment on la supporte plus, de plus arriver du tout à l'écouter. Ça arrive quelquefois. C'est arrivé à une collègue, là, et elle... On en a parlé en réunion d'équipe, on a dit mais... Je crois que c'est pas judicieux que tu continues à la suivre, tu peux pas l'aider correctement, là. » (Mme C., AS)’

Les aspects complexes de la pratique sont donc souvent reliés au fait d’être trop affecté-e par une situation :

‘« Donc ça veut pas dire que je pense qu'il faut pas avoir d'affect, enfin j'ai des moments, y'a des situations qui me touchent, qui m'émeuvent… y’en a qui me renvoient à des choses de mon histoire personnelle, et de ma vie personnelle, et que je peux pas prendre en charge. Notamment, j’ai en tête, un monsieur, c'est bête à dire, mais il avait le même parfum que mon grand-père. J'ai pas pu. Ça m'a été, mais impossible, de l'accompagner. J'ai été obligée de donner la situation, c'est quelque chose que j'ai pas réussi à dépasser. Ça m'a été, mais... Voilà. J'ai dit à ma collègue non. Je peux pas. C'est pas possible. » (Mme A., AS)’

A partir de ces observations, les enjeux affectifs apparaissent comme une spécificité des pratiques d’aide à autrui. Si tout travail comprend une part cognitive et une part affective, cette dernière joue un rôle particulièrement important dans une activité où l’on se confronte aux vécus de l’autre d’une manière peu médiatisée : les aidé-e-s témoignent de leur affects dans le dialogue avec l’aidant-e de manière verbale et non-verbale, ils/elles « déposent » leur tristesse, leur souffrance, leur colère (plus souvent que leur joie) dans l’espace de l’interaction. Les participant-e-s décrivent très précisément ce processus :

‘« On est ici le lieu où on dépose sa colère. Donc y'a beaucoup d'agressions. » (Mme H., AS)’ ‘« Ce qui fait que du coup, je pense que les gens arrivent à se livrer, plus facilement aussi. Et à déposer des choses ici (…) Pouvoir déposer un bout de son histoire familiale, de son histoire de couple, de ce qu'on a pu vivre étant enfant. De... De tout un tas de choses. Y'a plein de choses qui se disent ici, qui ont pas forcément de rapport avec le budget, hein. Si, j'essaye de recentrer quand même, parce que bon. Je pourrais vite me laisser envahir. » (Mme A., AS)’

Ainsi, que faire de ce qui est « déposé » ? Les compétences affectives jouent selon nous un rôle primordial dans la transformation de cette expérience, qui correspond à la mise en œuvre de ce que Wilfrid Bion nomme la fonction alpha162, permettant l’élaboration des vécus mis en commun, d’une certaine manière, dans l’espace de la rencontre. Or, ce travail ne s’effectue pas sans effort et sans coût pour l’aidant-e, il correspond à une mise à disposition de compétences affectives et cognitives. Nous rejoignons donc là la perspective défendue par Virginie Pirard, qui considère que cette activité doit être reconnue en tant que travail :

‘« Les réflexions sur le soin s’accordent sur le fait qu’une “dimension affective” particulière est nécessaire à la pleine réalisation du soin (…). Dans le même temps, la mobilisation de cette disposition affective fait partie de ce qu’on appelle le caring labour : au-delà des compétences techniques, variées et nécessaires au soin, c’est au nom même de la mobilisation de cette dimension affective que le soin est considéré comme travail. » (2006, p. 81)’

Ce point de vue concernant des relations de soin peut tout à fait s’élargir au champ des pratiques d’aide à autrui dans lequel s’inscrit le travail des assistant-e-s de service social et des conseiller-e-s en insertion. Comme l’indiquent plusieurs participant-e-s, ce rôle mobilise des ressources, les compétences et le travail affectifs qu’il sollicite engendrent une fatigue qui peut conduire à un épuisement si l’aidant-e ne dispose pas des étayages nécessaires à sa pratique :

‘« Ce sont des métiers très fatigants hein, qui sont usants quand même euh… (…) ça demande de toute façon, ça demande une vie personnelle très équilibrée avec beaucoup de ressources. C'est évident, pour tenir le coup. Faut qu'on puisse trouver des ressources à l'extérieur et des ressources personnelles. » (Mme P., CI)’ ‘« Ca, ça manque beaucoup vraiment, effectivement. L’information face aux situations que l’on rencontre, hein. Euh…Comment on fait pour permettre à la personne quand elle parle de ses viols, quand elle parle de… de la pédophilie, comment on fait ? [..] Hé hé, enfin d’accord, nous sommes là pour les emmener à l’emploi du temps mais la plupart du temps, on a quand même tous ces éléments-là, qui nous arrivent, on est en première ligne hein. C’est pas le Conseil Général. (rire) (…) Au secours, aidez nous ! (rires) » (Mme E., CI)’

Ainsi, dans ce métier où les aidant-e-s sont confronté-e-s à l’expression de la vie intime des aidé-e-s, du fait du dispositif des entretiens en face-à-face, engageant une prise de parole qui dépasse la simple explication des problèmes matériels et sociaux à partir desquels les aidé-e-s prennent contact avec les aidant-e-s, ces dernier-e-s sont sollicité-e-s sur le plan intime, le champ privé et professionnel à la fois de leur propre vie affective. C’est pourquoi ce travail engage des compétences et un travail affectifs, la culture professionnelle et la formation venant soutenir – plus ou moins bien – ce travail spécifique163 aux métiers du soin et de l’aide.

Notes
162.

« (...) l’homme doit “rêver” l’expérience émotionnelle en cours, aussi bien durant son sommeil qu’à l’état de veille (...) la fonction alpha de l’homme, dans le sommeil ou à l’état de veille, transforme les impressions des sens liées à une expérience émotionnelle en éléments alpha qui s’assemblent à mesure qu’ils prolifèrent pour former la barrière de contact. » (Bion, 1962, trad. 1979, p. 34). La notion de barrière de contact montre à la fois la dimension protectrice de la fonction alpha, pour l’appareil psychique, et la possibilité d’échange, de communication qu’elle ouvre.

163.

Dans d’autres professions relationnelles (commercial-e, enseignant-e…), ce travail affectif est également mobilisé, mais il y est moins central car la relation est davantage médiatisée par des objets sociaux (le produit à vendre ou l’enseignement à transmettre). La vie affective et privée se donne donc moins directement à entendre ; autrement dit, les éléments beta dont parle W. Bion circulent moins facilement dans l’interaction.