d. Faire face à la sollicitation affective

Face au risque d’épuisement professionnel lié à cette sollicitation affective, les participant-e-s insistent sur l’importance d’un équilibre personnel, mais aussi sur le soutien que constituent la formation, les apports théoriques, les lieux de parole informels ou institutionnels, ou même, à défaut, la démarche psychothérapique individuelle… :

‘« Nous on a pas cette formation, aussi faible soit elle. Mais au moins, des éléments sur lequel… moi j’en ai un petit peu parce que je vais… je lis beaucoup et je vais fouiner comme ça, mais sinon… (…) Une écoute, un lieu de parole, ça aussi ça nous manque. Comment on peut le… Alors moi j’échange beaucoup avec L. [une collègue] ça va, avec les autres j’échange pas mal, et puis j’ai ma psy, donc euh… ce qui me permet d’avoir mon lieu de parole, en l’occurrence. » (Mme E., CI)’

Les praticien-ne-s rencontré-e-s cherchent donc parfois, dans le champ de leur vie privée, des moyens d’étayer leur pratique, pour « tenir le coup » professionnellement. Elles/ils témoignent aussi quelquefois du fait que la fatigue émotionnelle professionnelle les amène à être moins disponibles, affectivement, pour leur entourage :

‘« J'allais dire on a un peu tendance à oublier notre famille, non, c'est... Ça dépend. Je veux dire effectivement y'a des moments où on rentre tard, et que... on se dit tu t'occupe des enfants des autres, y'a les tiens qui attendent, quoi. » (Mme H., AS)’ ‘« Mon boulot c’est mon boulot donc je le fais dans le cadre de mon emploi pour lequel je suis payée. Après j’ai autre chose quoi… Je veux pas, parce que je vois déjà l’énergie que ça me prend et je sais que des fois c’est difficile, et je sais que ça influe quelquefois sur mon comportement et quand j’ai mes filles qui me disent : là maman tu commences à gonfler, t’es un peu chiante, enfin ça je veux dire… ça c’est bon ça… et hop, c’est mon petit warning, hop, et après je reviens. » (Mme O., CI)’

La capacité de sollicitude doit donc paradoxalement, à certains moments, être mise en veille pour se protéger de sentiments de culpabilité, d’une empathie difficiles à supporter. Mme O. témoigne ici de cette mise à distance, où la culpabilité reste tout de même sous-jacente :

‘« Parce que quand on a une maman, le vendredi soir, qui appelle à 5 heures : je me suis fait foutre dehors par ma mère. Un exemple très concret, 5 heures : j’me suis fait foutre dehors par ma mère. J’ai mon petit bébé de 2 mois qui a pas mangé depuis ce matin, je fais quoi ? (rire) (…) ça c’est difficile. Surtout sur des problématiques comme celle-ci, là on est bien d’accord. Spécifiquement bon et… en tant que maman ça prend au tripes on peut pas aussi négliger ça. (…) Parce que en fait c’est trop dur, effectivement. Et ben oui je laisse… j’ai laissé dormir pendant tout un week-end une maman et son bébé de deux mois qui avait pas mangé depuis plus d’une journée, et moi je suis rentrée chez moi, nourrir mes enfants. Oui mais… mais c’est ça. » ’

Face à cela, l’humour permet de décharger une certaine agressivité, et constitue une modalité précieuse pour ne pas la mettre en acte :

‘« Enfin voilà, avec mon mari notamment, quand je rentre et que j'ai eu une journée un peu difficile, ben ouais... Ils sont pénibles tous ces pauvres, à avoir des problèmes ! Voilà. (rires) voilà, c'est ma phrase à moi pour dire qu'à un moment donné, bon aujourd'hui basta, j'en ai un peu marre quoi. » (Mme A., AS)’

Enfin, les participant-e-s insistent sur l’importance de se remettre en cause, de s’interroger sur ses pratiques, mais déplorent souvent le fait de manquer de temps pour cela.

‘« On est pris dans notre quotidien quoi. Et c'est quand même des métiers où c'est hyper important de se remettre en question, hyper important de réfléchir, hyper important de... De remettre en cause ses pratiques professionnelles et que... » (Mme Cc., AS)’ ‘« Ben des fois c'est quand même fatiguant quoi, de gérer l'urgence, du coup on a pas trop le temps de se poser pour réfléchir aux situations et y'a des fois je trouve que ça le mériterait. » (Mme C., AS)’

L’expression d’une démarche de « remise en cause » est souvent associée aux récits d’expériences où l’accompagnement « n’a pas fonctionné ». Ce temps de l’entretien est par ailleurs celui où la verbalisation d’affects négatifs éprouvés est la plus importante (ce qui semble logique)164.

Mais finalement, sous l’évidence de la notion de remise en cause, qu’est-ce qui est interrogé ? Ce terme de remise en cause correspond à un questionnement sur les visées et les modalités de la pratique :

‘« Ça oblige à se remettre en cause, à revoir… et c’est bien. Ça c’est la globalité du poste, et pas que le côté sympa. Parce qu’on n’est pas là non plus pour être sympa, on est pas là pour assister les gens, on est là pour accompagner. » (Mme O., CI)’ ‘« Est-ce que ça va servir ou desservir les gens. On est une profession où on se pose beaucoup de questions quand même sur ce qu'on doit faire. (…) Mais quand même, j'aime bien de temps en temps prendre du temps pour réfléchir. Et me dire, mais attends, je fais quoi. Qu'est-ce qu'on me demande de faire? » (Mme H., AS)’

Ce questionnement concerne plus globalement le sens que prennent les pratiques. La « remise en cause » semble ainsi désigner une activité de symbolisation, mais aussi un temps où l’aidant-e tente d’accorder, autant que faire se peut, l’idéal qui sous-tend son implication professionnelle et les pratiques mises en œuvre pour résoudre les dissonances trop importantes que mettent en lumière les situations difficiles (et c’est à notre sens ce qui contribue à les rendre « difficiles » dans l’expérience subjective des aidant-e-s, au-delà des affects déplaisants qu’elles suscitent). Ces temps de « remise en cause » permettent de reprendre, de réélaborer les expériences vécues pour leur donner un sens en les reliant aux principes généraux qui guident l’activité.

Nous comprenons mieux pourquoi les participant-e-s insistent autant sur la distance affective à tenir : la forte sollicitation émotionnelle que comporte l’activité professionnelle conduit à chercher des moyens de la contenir et/ou de la transformer. Les notions de distance et de neutralité, dans les représentations de la professionnalité, sont à rapporter à ces enjeux, et se manifestent comme participant d’une fonction de régulation de l’activité émotionnelle. D’autre part, ces conceptions d’un rôle professionnel nous sont apparues comme marquées par le passé historique, ou plus exactement par la mémoire sociale de ce passé, par une mise à distance de l’idée de vocation, liée à l’éthique de la charité, au profit de l’affirmation d’une séparation entre vie privée et professionnelle, et d’une implication affective maîtrisée qui s’ancre dans le rationalisme des Lumières. Cet héritage historique a également pu être repéré dans l’observation de la visée donnée à la pratique (quand elle se situe dans une perspective sociale) et de certaines des valeurs exprimées par les participant-e-s, ce qui étaye notre hypothèse concernant l’historicité des représentations professionnelles.

Notes
164.

Pour chaque groupe de participant-e-s, plus de la moitié des occurrences classées dans le sous-thème des “vécus de nature négative” sont issues de ce temps de l’entretien (axe 2, récit d’une expérience perçue comme négative), alors que celui-ci représente en moyenne moins d’un quart du temps de parole des participant-e-s.