C) Synthèse

Ce temps d’exploration des propos tenus sur l’activité professionnelle et son contexte, puis des verbalisations indiquant les points de référence que fournissent la culture professionnelle, nous a tout d’abord permis de mettre en évidence que l’activité se voit, globalement, principalement caractérisée par des compétences techniques et relationnelles, dans une polyvalence de compétences. Au sein de l’activité de type technique, l’évaluation, le diagnostic et l’apport de conseils ou d’informations sont les plus fréquemment mentionnés par les praticien-ne-s rencontrées. Vient ensuite l’activité d’étayage (soutien moral, valorisation), appartenant au champ des compétences relationnelles. On constate que si les conseiller-e-s en insertion insistent beaucoup plus sur le versant technique de leur activité, les assistantes sociales partagent “équitablement” leur propos entre part technique et relationnelle.

Pour tou-te-s, les parts de compétences de type “sociale” (médiation et orientation) et “éducative” (transmission de règles, de valeurs…) prennent une place plus restreinte. Notons tout de même que dans le discours référentiel (axe 2 des entretiens), les conseiller-e-s en insertion décrivent davantage leur activité comme étant de type éducatif : ce mode prend dans ce contexte d’expression plus de place dans leur propos que l’activité relationnelle, et ce d’autant plus quand sont rapportés des récits d’expériences vécues comme négatives (le « recadrage » en est caractéristique). D’autres observations réalisées au fil de ce chapitre indiquent que l’activité de ces dernier-e-s tend – plus que celle des AS – vers une normalisation. Ces observations peuvent être rapportées au contexte de la pratique : la précarité du travail des CI, l’évaluation – continue et ponctuelle à la fois – dont il fait l’objet, leur mission d’insertion professionnelle et leur faible niveau de formation à l’intervention sociale conduisent à une pratique tirant davantage les aidé-e-s vers la normalisation.

Cet aspect de la pratique, en partie masqué dans le discours (pour les AS comme pour les CI), de même que l’activité de contrôle – qui n’apparaît quasiment que sous la forme de dénégations, semble être perçu comme indésirable socialement par l’ensemble des praticien-ne-s rencontré-e-s. Des tensions sont perceptibles, entre le rôle “théorique” (rôle prescrit et rôle idéal) tel qu’il est décrit dans le premier temps de l’entretien, et le rôle que ceux et celles-ci se voient jouer, dont le discours référentiel (deuxième axe d’entretien) est plus proche. La part de normalisation et de contrôle liée à la pratique sont, dans le discours, reliées au rôle prescrit, à la demande de l’institution ; la valeur de « respect » des aidé-e-s, de leur individualité, très présente dans les entretiens se manifeste comme consensuelle et joue un rôle central dans l’idéal de “bonne pratique” pour les participant-e-s. On observe donc une tension entre ces deux pôles, celle-ci pouvant se manifester par des attitudes contradictoires selon les moments de l’entretien. A certains moments, la normalisation peut être légitimée :

‘« Y’a des règles, dans le monde de l’entreprise. Et ça, ça n’a parfois pas été acquis à ce moment-là. Y’a aussi l’éducation de la culture, nous sommes dans un pays euh… alors, laïque c’est pas tellement le mot que j’apprécie, mais je bon c’est celui-là, voilà. Ou euh… […] avec une culture occidentale, qu’on le veuille ou qu’on le veuille pas, avec un mode de fonctionnement au sein des entreprises quelles qu’elles soient, et bien il faut apprendre ces codes là. » (Mme E., CI)’

Et à d’autres, l’individualité va être valorisée :

‘« C’est-à-dire la personne dès l’instant où elle est d’accord avec elle-même, c’est ça le plus important pour moi. » (Mme E., CI)’

De manière générale, l’éthique du care apparaît comme une référence dominante, dans la culture professionnelle. L’aide de type relationnel, l’accompagnement, dans une démarche maïeutique, entre en cohérence avec cette préoccupation pour l’autre, dans sa dimension subjective et relationnelle. Pour autant, l’affectivité (celle de l’aidant-e, fortement sollicitée dans la rencontre avec une personne qui, le plus souvent, souffre des conditions de vie difficiles qui sont les siennes) est perçue comme potentiellement néfaste pour soi et pour l’autre, et doit donc, dans les conceptions de la professionnalité qui traversent les entretiens, être tenue à bonne distance. La professionnalité est reliée aux principes de maintien d’une neutralité affective d’une part, et de respect du cadre du travail (horaires, différenciation vis-à-vis de la vie privée – par une implication personnelle maîtrisée, voire évacuée) d’autre part. Dans le même temps, la reconnaissance des bénéfices retirés de la pratique en terme d’enrichissement humain, de sentiment d’utilité et/ou d’apaisement au travers du processus de réparation (de sa propre histoire, des injustices sociales) sont des aspects consensuels qui entrent en contradiction avec les conceptions, partagées également, de la professionnalité. Nous interprétons cette contradiction comme un effet du paradoxe de l’aide, comme comportement ni égoïste, ni altruiste, et les deux à la fois.

Comme nous l’avons vu à différents moments de cette présentation des résultats contribuant à éclairer les conceptions du rôle de l’aidant-e professionnalisé-e des participant-e-s, les résultats observés à partir de l’analyse thématique des entretiens réalisés à Rillieux-la-Pape sont cohérents avec nos résultats givordins : la répartition des propos sur l’activité selon les différents sous-thèmes, à Givors et à Rillieux, est comparable ; les résultats concernant la visée donnée aux pratiques et les valeurs qui la soutiennent sont congruents. Cette stabilité des observations, dans deux contextes différents, soutient leur validité.

Ces observations apportent des éléments pour discuter les hypothèses formulées au sujet du contenu et de l’historicité des représentations professionnelles des intervenant-e-s sociaux, comme nous l’avons pointé au fur et à mesure de la présentation des résultats. Leur discussion générale sera réalisée dans la quatrième partie de ce travail. Après avoir observé les modalités de description de la pratique et la culture professionnelle qui apparaissent au travers de l’analyse thématique – ce qui nous a permis d’appréhender les principaux traits de la professionnalité mis en avant dans les entretiens, comme les tensions, parfois les paradoxes, lisibles dans la dialectique du discours – nous allons à présent adopter une perspective plus large et transversale sur le contenu des entretiens conduits à Rillieux-la-Pape, à l’aide des résultats obtenus par le logiciel Alceste.