III. L’aide relationnelle au cœur des pratiques : la part idéalisée de l’activité

A l’issue de cette investigation du contenu des mondes lexicaux de chaque classe, nous pouvons en déduire que la “cinquième classe”, c’est-à-dire la part du corpus qui n’est pas prise en charge dans l’analyse, correspond en grande partie au discours qui concerne l’explicitation concrète des situations des personnes reçues par les aidant-e-s. En effet, ce discours est très diversifié et comporte donc moins d’attracteurs sémantiques repérables pour le logiciel.

Pour finir cette analyse d’ensemble du corpus rillard, observons la représentation graphique de l’AFC (analyse factorielle des correspondances) réalisée que propose le logiciel : cette « analyse fournit la contribution relative du facteur à chaque modalité (c’est-à-dire à quel point le facteur rend compte de cette modalité) », comme l’expliquent Doise, Clémence et Lorenzi-Cioldi (1992, p.72). Cette « cartographie des éléments structurants », pour reprendre leur expression, illustre les axes selon lesquels le corpus (pris en charge dans l’analyse) s’organise.

Représentation graphique de l’analyse factorielle des correspondances (analyse Alceste des entretiens conduits à Rillieux-la-Pape):
Représentation graphique de l’analyse factorielle des correspondances (analyse Alceste des entretiens conduits à Rillieux-la-Pape):

Le premier axe met en lumière la différenciation du discours des AS et des CI liée à l’activité d’insertion professionnelle. La classe 2 (en vert) apparaît comme liée à la classe 4 (en jaune), ce qui illustre le fait que cette activité d’insertion est fortement associée à la commande institutionnelle ; c’est au regard de cette commande qu’elle prend sens pour les praticien-ne-s rencontré-e-s. Le deuxième axe met en évidence la différence entre CI et AS liée à la mission de protection de l’enfance de ces dernières : la classe 3 (en bleu) “s’isole” dans ce second axe.

Cette représentation graphique est intéressante, car elle montre bien (par l’inertie de la classe 1, en rouge) que l’aide relationnelle constitue le “cœur” des pratiques telles qu’elles sont rapportées dans les entretiens. Ce “lot commun”, territoire partagé de l’identité professionnelle, apparaît comme lieu de l’idéal d’une bonne pratique, celle qui est satisfaisante, personnellement, pour l’aidant-e, celle qui a du « sens », comme l’indique la présence de ce mot dans les formes représentatives de la classe 1.

Le témoignage de Mme E. est, de ce point de vue, très éclairant. Si nous reprenons un extrait précédemment cité, en observant ce qui se dit après, nous observons de nouveau une dialectique entre rôle prescrit, la commande institutionnelle perçue, et rôle idéal, apportant une satisfaction :

‘« Mon rôle c’est de faire en sorte que euh… la… la paix sociale, déjà, d’une part. Alors je… évidemment, oui c’est maintenir la paix sociale. Et d’autre part, faire en sorte que ça soit pas toujours les mêmes. Puisque je dois les mettre en emploi. Ou leur trouver une solution qui leur permette de vivre, donc faut faire en sorte qu’il y ait un turn-over. [….]
- INT : Et vous vous y reconnaissez euh… là-dedans ?
- Mme E : Oui, dans une partie puisque j’ai… j’ai quand même ma part d’aide, j’ai… moi dans ma part de… je me dis que… dans ma part d’écoute, là oui. Parce que j’estime que mon… que ma part d’écoute intervient dans la réalisation de soi, dans l’épanouissement de soi, dans le développement de soi. Donc à ce niveau là oui. Oui oui, bien sûr, là je me reconnais. Je… me reconnais pas dans la… dans l’ensemble de … parce que évidemment ça va… c’est pas contraire à mes valeurs, mais… je suis quand même consciente de ça. (…) J’accepte cette partie fastidieuse, rébarbative, parce qu’elle fait partie du métier et y’a pas que des avantages, dans le métier, y’a aussi des inconvénients. J’accepte cette partie là parce que… parce que je peux répondre à l’autre. Je me sens aussi utile. » (Mme E., CI, nous soulignons une idée qui nous paraît importante)’

Ainsi, la commande institutionnelle apparaît comme tolérable, parce qu’une part de l’activité répond à des exigences plus “personnelles”, ou du moins vécues comme telles. L’aide relationnelle apparaît donc comme la part “noble” de l’activité, celle où sont investies les valeurs morales, l’éthique guidant la pratique. Les propos de Mme H., qui est assistante sociale, traduisent également cet investissement de l’aide relationnelle comme rôle idéal :

‘« Je suis payée pour redonner de la vie, et redonner de l'espoir. Redonner de la vie. Je me sens pas payée pour donner des sous mais je me sens bien payée pour prendre du temps alors pour le coup on est moins dans l'éducatif là mais... on est dans l'accompagnement à la vie on va dire, je sais pas...
INT : c'est moins dans l'éducatif?
Mme H. : non non, je pense pas être dans l'éducatif pour le coup. Je suis peut-être dans l'accompagnement à la vie, ou l'accompagnement... je pense que quand on fait du financier, on est dans l'accompagnement à la survie. »’

Cet idéal de l’aide relationnelle est transversal aux deux catégories de praticien-ne-s rencontré-e-s dans le cadre de cette recherche. De manière générale, ce type de travail relationnel est perçu comme quelque chose qui permet « d’aller plus loin » (cette expression est récurrente, dans les entretiens, quand il est question que l’aidé-e mette en œuvre un travail de réflexion sur lui/elle-même, ses conduites, son parcours) dans l’accompagnement :

‘« On est d'abord dans l'ici et maintenant, après, on va aller un petit peuplus loin, bon ils vont arriver aussi à ce... bon à se libérer, en quelque sorte, donc euh... Il se euh... Ils parlent... D'eux... En fait, et... Et on peut reprendre avec eux... » (Mme F., AS)’ ‘« On arrive à creuser un peu plus, et euh… y’a euh comment dire une… Une relation de confiance qui s’installe. Surtout que c’est très important la relation de confiance, pour que la personne puisse se confier et aller plus loin dans l’entretien, si elle n’existe pas, avec la personne, elle n’arrivera pas… ça va se bloquer à un moment. » (Mme M., CI)’ ‘« Après au niveau budgétaire, y'a plein de choses qui peuvent être discutées et donc pour moi, c'est un outil de faire ce genre de choses, donc j'étais d'accord pour faire une aide financière, mais effectivement, à mes conditions. Il était hors de question que j'assure la dette de loyer sans que ça aille plus loin. » (Mme A., AS)’

A la limite, les aspects plus techniques de la pratiques (dossiers d’aide financière, diagnostic, contractualisation…) sont envisagés comme des outils sur lesquels s’appuie le travail relationnel, et le soutien technique apporté à l’aidé-e comme une porte d’entrée vers un “autre” travail, celui qui conduit l’aidé-e à une évolution personnelle :

‘« Dans nos entretiens, on… on a des dispositifs qui nous permettent de répondre à des… matériellement… quand les gens sont vraiment dans la galère (…). Mais au delà, y a l’aide, l’aide à la personne, à travers l’entretien. Ca c’est le point le plus important, ça a pas de prix (rire), c’est vrai, c’est… c’est… on est payé pour ça aussi parce que sinon on mettrait une secrétaire, elle ferait des aides… euh, voilà. J’crois qu’il faut aller au delà de ça, quoi… La personne elle demande une aide mais faut qu’elle en sorte quoi, faut qu’elle sorte de… de ça quoi. » (Mme J., AS)’ ‘« La confiance plus la valorisation, ça a permis euh… que les choses évoluent. » (Mme Bb., AS)’

Cette évolution personnelle est perçue comme ce qui permet d’éviter la répétition, et par conséquent, que les demandes se réitèrent.

Nous notons que les propos de Mmes E. et H., ci-dessus, valorisant le travail relationnel qui conduit à un « épanouissement », à « redonner de la vie » entrent en contradiction avec des affirmations précédentes, où le rôle éducatif était revendiqué :

‘« Donc c’est bien une éducation des codes et ça me semble important. » (Mme E., CI)’ ‘« J'estime que je suis payée pour viser à leur autonomie. Et d'ailleurs sur notre fiche de paye, c'est plus marqué assistante sociale, c'est marqué assistant socio-éducatif. » (Mme H., AS)’

Alors que Mme H. situe, au début de l’entretien, son rôle en rapport avec la notion d’éducation, amenée comme positive, on voit qu’ultérieurement (« on est moins dans l'éducatif là mais... on est dans l'accompagnement à la vie ») cette notion n’a plus le même statut d’idéal, et que l’aide relationnelle prend cette place. De la même manière, c’est plus tardivement dans l’entretien que Mme E. exprime l’idée que sa « part d’écoute intervient dans la réalisation de soi ». Il est intéressant de noter ces contradictions que nous discuterons par la suite.

Afin d’approfondir cette analyse, nous avons eu la curiosité d’observer quels résultats pouvaient être obtenus en opérant un traitement spécifique aux deux sous-ensembles de données rillardes : celui regroupant les entretiens des AS et celui des CI. Et, en effet, ceci permet d’affiner nos résultats.