II. Les conseiller-e-s en insertion

Cette analyse prend en charge 77% du corpus. Là aussi, trois classes sont repérées :

Analyse spécifique au corpus des entretiens menés avec les assistantes sociales (Rillieux-la-Pape)
Analyse spécifique au corpus des entretiens menés avec les assistantes sociales (Rillieux-la-Pape)

Afin de les distinguer des classes issues des corpus précédents, nous les désignerons de la manière suivante : classe 1 = 1R”, classe 2 = 2R” et classe 3 = 3R”.

La première classe (1R”) ressemble beaucoup à la deuxième classe issue de l’analyse globale des entretiens réalisés à Rillieux (2R). Les termes « emploi, insertion, contrat, formation, structure, qualifier » étaient dans les formes représentatives de cette seconde classe (et, pour les cinq premiers termes, les 5 formes les plus représentatives). Les termes « cahier » et « charge » sont fortement associés, leur présence dans les formes représentatives de la classe indiquant que l’activité d’aide à l’insertion professionnelle s’inscrit dans des modalités très précise d’accompagnement :

‘« y’a un cahier des charges qui dit que c'est un entretien toutes les semaines pendant six mois. » (Mme P., CI, à propos des mesures ASI)’ ‘« Donc, je les accompagne, en fait sur la prestation du RMI. On a une demi-heure tous les mois depuis le nouveau cahier des charges, qui a été, euh... voté en… dans le mois d’Avril. Autrement avant c’était une demi-heure tous les deux mois. » (Mme R., CI)’

L’aide à l’insertion professionnelle apparaît ainsi comme une aide technique, structurée par une méthodologie, les conseiller-e-s en insertion faisant appel à un certain nombre d’ « outils » :

‘« On a des outils, on essaye de... De... De créer le maximum d'outils afin de les aider. » (M. S., CI)’ ‘« Parce que comme je leur dis, souvent : je vais pas chercher à votre place, c'est à vous de chercher. Moi je vous donne les moyens de chercher. Hein, je vous donne les outils, les... » (Mme K., CI)’

Par ailleurs, les CI travaillent en définissant, principalement, des « objectifs » à court terme :

‘« C’est vrai qu’en fait l’objectif à court terme, ça permet de pas s’enliser, parce que l’objectif à long terme c’est un peu loin et y’a beaucoup de choses à faire avant donc euh pour que les gens en fait soient actifs il faut quand même qu’il y ait un objectif même pour nous, pour qu’on sache où on va… » (Mme I, CI)’

Ces objectifs visent à rendre les personnes actives. De manière générale, la notion d’action est très présente dans ces entretiens, les conseiller-e-s en insertion devant eux/elles-mêmes se montrer réactifs/ves :

‘« La personne doit elle-même dans l’intervalle faire des démarche actives qu’on s’est fixé et le référent aussi fait des démarches euh… actives euh… par exemple de positionnement sur euh… un poste parce qu’on a des relations avec des entreprises. […] En fait il être assez réactif pour que ça soit un parcours qui euh qui bouge beaucoup, que la personne s’enlise pas… » (Mme I., CI)’ ‘« Hier j'avais une personne qui est venue, qui était peintre, on va dire et ce matin j'avais une offre dans la peinture. Donc euh... Il faut que... Qu'il y ait une certaine réactivité rapport à ça et euh... Et vite. Et voilà, et j'ai orienté directement la personne, je savais que j'avais... Un peintre dans... Chez les bénéficiaires et euh... Et c'est parti. » (M. S., CI)’

Nous notons que le “vocabulaire de l’entreprise” est assez présent, dans les entretiens :

‘« Moi par exemple en ce moment je dois avoir à peu près 80 personnes en suivi. 80 personnes en portefeuille, mais j'ai des collègues qui vont jusqu'à 150 personnes à peu près. » (Mme K., CI)’ ‘« J’essaie de placer le demandeur d’emploi en tant que vendeur de ses compétences. » (Mme E., CI)’

Ces éléments nous permettent de mieux comprendre la rationalité à l’œuvre dans cette classe (1R”) : dans le cadre d’un cahier des charges, les CI doivent être réactifs/ves, afin de créer une dynamique d’action, via des outils divers, qui permettra à l’aidé-e d’atteindre des objectifs, au fur et à mesure de son parcours d’insertion professionnelle. Les propos regroupés dans cette classe représentent 18% de l’ensemble du corpus. Cette faible proportion est étonnante, au regard de la mission d’insertion professionnelle explicitement confiée à ces praticien-ne-s. Ceci contribue à montrer que face à ce rôle prescrit dont nous avons pu éclairer les difficultés, l’idéal de pratique que représente l’aide relationnelle fait l’objet d’un contre-investissement, et est ainsi davantage développé, en tant que rôle “noble”, vis-à-vis de l’activité de contrôle et de normalisation, au sujet de laquelle nous avons précédemment remarqué un masquage partiel dans le discours, que peut comporter l’accompagnement à l’emploi.

Le discours portant sur le contexte de la pratique, et plus particulièrement sur les enjeux du financement et de l’évaluation de ces structures (classe 2R”, qui se rapproche de la classe 4R – les aspects issus des entretiens des AS en moins) apparaît comme massivement lié aux propos de Mme O. : son entretien est une variable dont le Khi 2 s’élève à 1380,86… Plus de la moitié des u.c.e. (unité de contexte élémentaire) classées pour cette participante appartiennent à cette classe, Mme O. contribue à hauteur de 75% dans les u.c.e. regroupées ici (241 pour un total de 321). Cette classe représente 6% de l’ensemble du corpus.

C’est donc la troisième classe (3R”) qui prend la plus grande part dans les propos des CI (52,9% du corpus). Comme pour les assistantes sociales, et dans des proportions quasi-identiques (53,4% du corpus pour les AS), la figure de l’aide relationnelle est consensuelle, et largement développée. Par ailleurs, elle diffère légèrement dans son contenu : l’affectivité y est moins présente, la relation de confiance est reliée, beaucoup plus pragmatiquement, à l’idée que les choses « avancent » alors plus rapidement.

‘« Je trouve que les choses avancent beaucoup plus rapidement dans la confiance, dans la clarté. » (Mme K, CI)’ ‘« Quand même on travaille proche d’eux, pour rester proche d’eux, pour installer toujours cette confiance et leur dire mais euh… nous on est là, vous êtes pas tout seul non plus, et qu’on voit qu’ils sont un peu perdus dans leurs recherches, de les réorienter vers des accueils de recherche d’emploi et autres, pour justement accélérer ce sui… Ce soutien et ce suivi, qui leur permet d’accéder plus rapidement aussi à l’emploi. » (Mme M., CI)’

L’écoute est, par rapport à l’utilisation de cette notion dans le groupe des AS, davantage reliée au fait de trouver des solutions, en montrant aux aidé-e-s qu’ils/elles ont des compétences :

‘« Il faut essayer de leur redonner confiance, et leur faire... De faire tirer de l'échec, quelque part, une... Des... Pas de l'échec, mais de toutes ces expériences quelque chose de positif quoi. (…) Enfin y'a toujours... Y'a toujours des arguments à trouver, des expériences qui ont pu être malheureuses, sur du positif. Et ça, il faut leur montrer la voie, parce que souvent, toutes seules, elles voient que le côté posi... Que le côté négatif, et non pas forcément le côté positif de la chose quoi. » (Mme K., CI)’ ‘« Leur faire reprendre confiance, retrouver l’estime de soi qu’ils ont perdu euh… durant la période de chômage, retrouver une confiance par rapport à leurs compétences, euh… beaucoup d’écoute euh… auprès d’eux, euh… » (Mme M., CI)’

Ce travail de revalorisation, on pourrait même dire de renarcissisation, est une composante majeure de l’aide relationnelle décrite par les conseiller-e-s en insertion. La notion d’écoute apparaît donc comme associée (voire confondue avec) à la notion de soutien moral :

‘« Elle [l’écoute] va favoriser la… la relation de confiance. Elle va favoriser aussi un certain dynamisme, une reprise de confiance en soi, beaucoup plus… (…) A partir du moment où vous avez une écoute en face de vous, une écoute active ou quelqu’un qui… qui est là, qui passe un temps défini rien que pour vous, ce que la plupart du temps les gens n’ont pas connu, donc ça favorise la verbalisation, et donc, quand on verbalise les choses… on… on gagne plus de confiance. » (Mme E., CI)’

Cette observation peut également être étendue aux assistantes sociales rencontrées :

‘« Après, élaborer des pistes de projet. Mais avant d'en arriver là, on est dans l'écoute. Dans l'écoute de la souffrance, dans l'écoute de... Ouais c'était plus des temps d'écoute de souffrance quoi.(…) Ecouter la souffrance? j'ai envie de dire c'est... Je vais dire avec beaucoup d'humilité, et beaucoup de compassion, aussi. J'allais dire c'est recevoir... Ouais, c'est recevoir sans jugement et euh... Beaucoup d'amour. Je mets beaucoup d'amour dans mon travail. Être empathique dans la relation, y'a la résonance aussi. [..] Ouais c'est ça, être dans le vrai.» (Mme H., AS) ’

Ceci nous permet d’apporter des éléments de réponse complémentaires à l’interrogation qui avait émergé lors de l’analyse des données givordines. Nous avions alors repéré que le terme d’« écoute » semblait fonctionner comme une “boîte noire”, et nous interrogions alors sur “ce” que les aidant-e-s pouvaient écouter, sur ce qui faisait l’objet de leur attention. Parallèlement au fait que la notion d’écoute puisse ressortir, comme nous l’avons proposé en observant le rapport enchanté à la parole des participant-e-s, d’un mécanisme de réparation obsessionnelle, celle-ci apparaît comme une valeur morale.

Les difficultés que les participantes rencontrent pour répondre aux interrogations que nous formulons à propos de « l’écoute », comme nous l’avons vu supra, leurs réponses très vagues ou générales, comme ci-dessus, montrent que la notion d’écoute est, bien plus qu’elle ne désigne une activité, liée au principe d’une démarche de sollicitude, d’empathie, de prise en compte de l’expérience subjective de l’aidé-e (ses désirs, ses vécus…). Cette prise en compte, cette préoccupation pour l’autre liée à l’éthique du care, impliquant en effet, parmi d’autres aspects, d’écouter ce que dit une personne, un procédé métonymique semble avoir transformé ce terme en un concept général. Cette analyse vient compléter celle précédemment proposée, concernant son lien avec un mécanisme de réparation obsessionnelle : la vie psychique étant intimement liée à la culture, ce mécanisme psychique semble s’appuyer sur la circulation sociale des valeurs de prise en compte de la subjectivité et d’attention (soin) au lien établi avec l’autre.

L’écoute se présente ainsi comme porteuse d’un “supplément d’âme”, ce qui témoigne du fait qu’elle participe souvent d’une socialité primaire, pour les participant-e-s. La parole et l’écoute semblent se constituer comme “objets” échangés (sur un plan symbolique) dans un régime d’échange par le don. L’alliance qu’elles instituent est explicite dans les propos suivants :

‘« Elles le disent d'ailleurs hein, elles ont besoin là où elles en sont d'échange, c'est-à-dire qu'on est presque sur du parentage parfois, pour certaines personnes pas pour toutes hein, mais pour une majorité. Et puis je pense aussi que, ben l'écoute, principalement l'écoute, c'est-à-dire le sentiment d'avoir été écouté et entendu. C'est vraiment ce qu'elles disent, c'est-à-dire que… voilà : elles ont l'impression, alors ça vient de quoi ? Peut-être de l'ambiance, du bureau, (rire) que leurs paroles ont été entendues, écoutées et entendues, qu'elles ont été prises en compte, là où elles en sont. Et je crois que c'est vraiment ça, c'est-à-dire qu'il y a une alliance quelque part, qui se met en place.» (Mme P., CI)’

Cet aspect est congruent avec le fait que l’aide relationnelle soit opposée au rôle prescrit institutionnellement (qui se caractérise davantage par la technicité et la contractualisation) : l’institution est en effet ce qui soutient la “secondarisation” de la socialité. Nous avons vu, dans la première partie de ce travail, qu’une distinction peut être opérée entre socialité primaire et socialité secondaire. La société secondaire, principalement organisée par les rôles sociaux définis dans la sphère publique, ici l’institution, privilégie l’échange contractualisé, tandis que la socialité primaire fait davantage appel au régime d’échange par le don, au sein d’une relation où se nouent des liens affectifs (caractéristiques des groupes primaires). Le terme de « parentage » utilisé par Mme P. soutient l’idée que l’écoute et l’étayage (et plus largement le discours que regroupe la classe 1R) s’organisent, dans un climat de socialité primaire, autour de la structure d’échange par le don. Le fait que l’aide soit davantage comprise, dans le discours regroupé au sein des classes 2R, 3R et 4R, comme une relation de service (Goffman, 1968) étaye également l’idée que l’aide technico-éducative est référée au champ de la socialité secondaire : on voit que l’aidant-e donne alors à son rôle le sens (signification et orientation) d’une mise en œuvre de compétences techniques pour résoudre les problèmes de l’aidé-e, en s’appuyant sur l’organisation du schéma de réparation, comme “cadre social” disponible pour l’interprétation du rôle d’aide (l’interprétation est ici à prendre dans ses deux acceptions : au sens théâtral de la manière dont le rôle est joué, et au sens d’activité herméneutique).

Nous commençons donc à comprendre que l’organisation des représentations professionnelles (au sujet de l’activité) autour des deux pôles de l’aide relationnelle et de l’aide technico-éducative peut être rapportée à ces enjeux de l’interaction. Autrement dit, leur ancrage psychosociologique peut être trouvé dans cette dimension des rapports sociaux qui caractérisent l’aide à autrui professionnalisée : la forte mixité des socialités primaire et secondaire. Chacune étant liée à un mode d’interprétation spécifique de la signification de l’interaction et des échanges, il n’est pas étonnant d’observer que le sens donné à l’activité professionnelle s’organise autour de deux pôles – celui de l’aide relationnelle, marquée par la socialité primaire ; celui de l’aide technico-éducative, davantage liée à la socialité secondaire, et pensée par les aidant-e-s comme une relation de service avec les aidé-e-s.