C) Synthèse 

I. Différents modes de rationalité

Pour conclure ce chapitre, observons une représentation graphique issue du calcul des corrélations, pour l’analyse spécifique des entretiens des assistantes sociales, puis pour celle des conseiller-e-s en insertion. Ces représentations permettent une vision synthétique de la structure du discours de chaque groupe professionnel, et ainsi, des principaux axes de significations selon lesquels leurs propos s’organisent.

Dans la représentation graphique ci-après, il est intéressant de remarquer que dans le monde lexical de la deuxième classe, les aidé-e-s sont désigné-e-s par leur statut familial. Dans la première classe, ils/elles apparaissent par le terme de « population ». Dans la troisième, c’est le mot « gens » qui les dénomme. Ceci montre que la rationalité diffère, dans chacune de ces classes. Chaque monde lexical correspond à un mode spécifique de compréhension des pratiques, s’appuyant sur des réseaux de significations que cette représentation graphique rend particulièrement visible, via le pointage des verbes et substantifs représentatifs de chaque classe.

Le terme de « population » (classe 1R’) est une manière d’appréhender les aidé-e-s en lien avec les missions institutionnelles qui visent un public donné. Dans ce “contexte de pensée”, il s’agit de « définir » si la demande de l’aidé-e relève de ces missions, et comment les « exercer », « intervenir » quand la réponse est positive, ou « orienter » si elle ne l’est pas. Dans le cadre de la protection de l’enfance (classe 2R’), les comportements des « parents » sont « questionnés », afin « d’évaluer », de « mesurer » si les enfants sont en danger, auquel cas ils pourront être « séparés » de leurs parents. Cette classe peut être comprise comme un cas particulier se dégageant des missions liées à la polyvalence de secteur.

Dans la logique de pensée de l’aide relationnelle (classe 3R’), il s’agit « d’écouter » les « gens », afin de « comprendre » leur situation, pour « arriver à trouver » des solutions, ou leur « permettre de poser » des choses dans l’espace de la relation de confiance qui s’est nouée.

On voit donc la cohérence – dans les deux acceptions, tenir ensemble et avoir du sens – de ces mondes lexicaux, les formes les plus représentatives de chacun (attracteurs sémantiques) permettant de mettre en lumière les “lieux” principalement habités par chaque mode de rationalité.

Représentation graphique des corrélations entre formes lexicales, pour le corpus des AS (Rillieux-la-Pape)
Représentation graphique des corrélations entre formes lexicales, pour le corpus des AS (Rillieux-la-Pape) Dans ce graphique, les mots de couleur verte sont les formes réduites des verbes (et de leurs substantifs) spécifiques à chaque classe, ceux de couleur bleue indiquent les termes par lesquels les aidé-e-s sont désigné-e-s. Le terme en rouge est la forme la plus représentative de la classe.

Observons à présent les résultats pour les entretiens des conseiller-e-s en insertion :

Représentation graphique des corrélations entre formes lexicales, pour le corpus des CI (Rillieux-la-Pape)
Représentation graphique des corrélations entre formes lexicales, pour le corpus des CI (Rillieux-la-Pape)

On remarque que dans la première classe (1R”), qui concerne l’aide à l’insertion professionnelle, le terme privilégié pour désigner les aidé-e-s est celui de « personne ». Les aidant-e-s « chargé-e-s » de les « accompagner », vont les « positionner » sur des postes, leur « prescrire » des actions…

Dans la deuxième classe (2R”), les aidé-e-s sont envisagé-e-s comme des « bénéficiaires ». L’activité des aidant-e-s est « contrôlée » par les financeurs de leur structure, ce qui les « oblige » à être « vigilant-e-s » quand ils/elles « représentent » leur structure (lors des bilans ou dans les rencontres partenariales). Ces enjeux apparaissent comme étant « compliqués » à assumer. Les première et deuxième classes peuvent être rapprochées l’une de l’autre, par la question de l’action sociale (l’insertion professionnelle plus particulièrement) qui les caractérise toutes deux.

Dans l’activité d’aide relationnelle (classe 3R”), il s’agit « d’aider » les « gens », « d’arriver à trouver » des solutions qui leur permette « d’avancer », mais aussi de leur « expliquer » certaines choses.

On voit ici encore que ces graphiques font apparaître les principaux lieux communs de chaque monde lexical, ces mondes lexicaux révélant la rationalité spécifique à l’œuvre pour les différents “objets” présent dans le discours des conseiller-e-s en insertion rencontré-e-s. Les mondes lexicaux indiquent les différents « référents » du discours, l’existence de multiples référents ayant pour fonction d’autoriser une dialectique, un mouvement de la pensée, comme le souligne Max Reinert :

‘« Le référent n'est donc pas pour nous un continent de la réalité extérieure au sujet mais intrinsèquement lié à son activité, ses désirs, sa mémoire, lieu à la fois des représentations individuelles et sociales (Moscovici) ; lieu cependant non unitaire mais construit parallèlement en opposition à d'autres lieux, à d'autres manières d'être, ces oppositions nourrissant l'activité même des sujets. » (2003, [12])

Ainsi, l’organisation générale du discours est particulièrement mise en évidence par les résultats obtenus avec le logiciel Alceste, ce qui vient compléter l’approche intensive du corpus réalisée précédemment dans l’analyse de contenu. Elle nous permet de rapporter les différentes modalités de description de l’activité, observées dans le chapitre précédent, à ce contexte plus large des différents modes de rationalité mis en œuvre pour interpréter l’aide à autrui, modes de rationalité où les représentations professionnelles de l’activité, de la visée donnée à la pratique et des valeurs qui la sous-tendent forment un ensemble cohérent. Nous avions commencé à induire de notre analyse de contenu que deux principales logiques sont à l’œuvre dans le discours que nous étudions, mais les résultats de l’analyse Alceste, par la classification du discours transversale à la catégorisation opérée dans l’analyse thématique, font apparaître très clairement ces rationalités distinctes mises en œuvre pour donner un sens (une signification et une orientation) aux pratiques d’aide à autrui. Notre hypothèse se voit donc étayée par ces résultats : la mise en avant de compétences de type relationnelles (écoute, étayage, accompagnement), dans un objectif d’élucidation, se rattache à la visée d’évolution personnelle des aidé-e-s (réalisation de soi), et se réfère à une éthique du care ; cette logique coexistant, pour chaque groupe professionnel, avec le fait d’indexer une activité technique et éducative (conseil, soutien technique, transmission de normes et de règles) sur la visée d’autonomie, dans une perspective sociale qui peut être reliée à l’héritage de la pensée humaniste. Notre hypothèse descriptive au sujet de l’organisation du système de représentations est appuyée, et trouve dans le même temps une compréhension de leur ancrage psychologique (Doise, 1992) dans les valeurs et croyances qui constituent une logique sous-jacente, une idéologie contribuant à la formation et à l’organisation des représentations professionnelles.

Notes
173.

Dans ce graphique, les mots de couleur verte sont les formes réduites des verbes (et de leurs substantifs) spécifiques à chaque classe, ceux de couleur bleue indiquent les termes par lesquels les aidé-e-s sont désigné-e-s. Le terme en rouge est la forme la plus représentative de la classe.