A) La conflictualité

I. La notion de conflit dans les entretiens

En ce qui concerne le sous-thème du conflit, regroupant les propos où un « décalage » entre aidant-e et aidé-e est pointé, et ceux où le conflit éclate en situation de crise, on remarque que le pourcentage qu’elle représente dans l’ensemble des processus décrits est le même pour les AS et les CI. Le poids de la description d’un conflit ouvert, par rapport à sa forme latente du « décalage » est même plus important dans les propos des conseiller-e-s en insertion. Ceci tend à montrer que si les CI rapportent dans les entretiens des situations conflictuelles, la formulation explicite de l’idée de conflit est mise à distance et semble faire l’objet d’un refoulement et/ou d’une dénégation.

En recherchant les occurrences des mots conflit ou conflictuel-le dans l’ensemble du corpus des CI, on remarque que c’est sous la forme de la dénégation qu’ils apparaissent quasi systématiquement :

‘« On est pas là pour se mettre en conflit avec eux. » (Mme R.)’ ‘« - INT. : Et euh... bon je sais pas, est-ce que des fois euh... ça peut euh... dégénérer en conflit ou euh…
- Mme M : Non, non non. »’ ‘« Si on a pas une relation de... de conflit, où vraiment... Ou si on peut parler aussi de... Un petit peu de quelque chose, de leur vie... de leur vie à elles... Voilà. Peut-être que ça va les empêcher de trouver tel ou tel travail... on peut arriver... On peut arriver à beaucoup de choses. » (Mme I.)’ ‘« Enfin, c’est rarement le conflit, jamais… j’ai jamais vraiment eu de conflit moi. [Mais finalement, un peu plus loin, elle dit à propos du manque de formation :] On devrait passer par la gestion du stress, la gestion des relations conflictuelles, des… des… ça oui, ça devrait.» (Mme E.)’

Ces quatre passages, qui sont de manière exhaustive les seuls où le terme de conflit apparaît dans le corpus des CI, montrent bien la dénégation dont il fait l’objet. Ce qui n’est pas le cas pour les assistantes sociales interrogées, où l’existence de conflits est, de manière générale, reconnue :

‘« Et puis, et puis ça évite les déformations, ça évite... Voilà. Je pense parfois pas mal de conflit, et donc du coup pas mal d'agressivité. (…) 
- INT. : la relation avait commencé de manière un peu... un peu conflictuelle ?
- Mme A. : tout à fait, complètement. » (Mme A.)’ ‘« Et puis si vraiment si c'est trop conflictuel on peut faire appel à une mesure, etc. » (Mme C.)’ ‘« Parce que on en voit quelques-uns qui... qui demandent à changer d'assistante sociale. Ce qui est rare, à moins vraiment qu'il y ait des conflits très très importants, c'est quand même très très très ponctuel. (…) Il faut pas perdre de vue que des fois il y a des conflits de personnalité je pense. Vraiment. » (Mme Cc.)’ ‘« Stratégiquement, avec la responsable, on avait dit que ce n’était pas judicieux que ce soit moi qui présente forcément le rapport, vu le conflit qu'il y avait entre nous deux... » (Mme Bb.)183

Cette différence, vis-à-vis de la notion de conflit, très nette dans notre corpus, tient selon nous aux effets conjugués : des missions respectives confiées aux AS et aux CI, et à la différence de formation de ces deux groupes professionnels.

D’une part, le rôle des conseiller-e-s en insertion est plus difficile à tenir, car leur mission d’insertion professionnelle est plus normalisante, plus contraignante pour les personnes reçues. L’activité de contrôle, de vérification que les personnes cherchent bien un emploi, si elle se dit peu, est sous-jacente à l’ensemble du rôle, et on peut observer une conflictualité qui se noue autour de cet enjeu :

‘« Mme M. : Donc ça les arrange pas de travailler. (rire).
INT : Ils vous le disent ça, hein, très sincèrement ?
Mme M. : Ah oui, ils me le disent, mais bon, moi j’leur dis le contraire. (…) Après euh... ils cherchent euh... les choses qui leur plaisent, et après j’les… J’les surveille. » (Mme M., CI)’

C’est en effet le maintien du RMI qui peut être remis en cause, cette remise en cause étant moins fréquente pour les AS puisque le « suivi social » qui leur généralement est confié repose sur l’estimation que d’autres « problématiques » (logement, santé…) doivent être résolues avant la recherche d’un emploi. Si des conflits se jouent pour les AS autour de l’attribution, ou pas, d’aides financières ponctuelles (FSL…), les enjeux financiers pour les personnes reçues sont moins importants. Ainsi, cette source potentielle de conflit – et le potentiel est élevé ! – peut faire l’objet d’une dénégation ou d’un déni en raison de la difficulté à assumer le poids du pouvoir qu’ont les CI vis-à-vis de l’attribution du RMI. Ce pouvoir est dans les faits relativisé, car c’est une instance tierce qui décide de la suppression ou non du RMI et la décision collective permet d’éviter une décision arbitraire (dans l’idéal), mais les conseiller-e-s en insertion “soutiennent” les obligations qui incombent au rmiste, ses « devoirs ». Par ailleurs, ce pouvoir peut être fantasmatiquement vécu comme sans limite ou comme arbitraire par l’aidant-e et/ou par l’aidé-e. Un tel pouvoir étant socialement indésirable, on comprend qu’il ne soit pas revendiqué par les praticien-ne-s rencontré-e-s. Ce contexte influence donc fortement l’interaction des CI avec leur public. Il peut expliquer par ailleurs le fait que le « blocage »184 du processus prenne une place plus importante dans le discours des CI (15% contre 9% pour les AS) : si les aidé-e-s acceptent dans un premier temps le principe de ce qui leur est proposé par crainte de la suppression du RMI, il est possible qu’ils/elles ne le mettent pas en œuvre par la suite.

D’autre part, la question de la formation entre également en jeu, selon nous, dans la différence de perception du conflit observée entre les AS et les CI. Ces dernier-e-s n’ont, le plus souvent, pas suivi de formation pour le travail d’accompagnement qui est le leur, la culture professionnelle commune s’appuie sur des référentiels fournis par les institutions (à Rillieux-la-Pape, le PLIE UNI-EST) qui coordonnent le travail des « opérateurs » du champ de l’insertion. Ces référentiels, comme la formation pour l’obtention du titre de conseiller-e en insertion professionnelle, insistent avant tout sur les aspects techniques de ce rôle185. Ceci contribue à expliquer par ailleurs le fait que les CI développent moins, de manière générale, le sujet de l’interaction : la définition de leur mission donne une place secondaire aux compétences relationnelles. La formation des AS et leur référentiel d’activités accordent par contre beaucoup plus de place à cet aspect relationnel. Dans le référentiel paru le plus récemment (annexe 1 de l’Arrêté du 29 juin 2004 relatif au diplôme d’Etat d’assistant de service social), la première activité décrite concerne ce travail relationnel :

‘« Entrer en relation/se mettre à disposition d’une personne et recueillir des éléments de connaissance permettant la compréhension de sa demande. » (2004, p. 3)’

Par ailleurs, la formation des praticien-ne-s du travail social comprend traditionnellement des apports théoriques issus du champ de la psychologie et de la sociologie. Nous pensons que ces apports théoriques constituent des outils de pensée précieux, pour un travail relationnel, en ce qu’ils permettent d’analyser, et par conséquent de donner du sens à ce qui se produit dans l’interaction. Le fait que les AS développent davantage ce thème tend à corroborer notre point de vue.

Ainsi, la dénégation du conflit observée précédemment dans le groupe des conseiller-e-s en insertion peut, au-delà de leur rôle plus difficile à assumer, être également liée à un manque d’étayage de la pratique par des connaissances permettant d’élaborer, et donc d’admettre et de supporter les situations conflictuelles inhérentes à une activité impliquant une relation à l’autre, et à ce contexte de pratique. Si les CI relatent le déroulement de conflits, le fait qu’ils ne soient pas reconnus comme tels dans leur verbalisation peut indiquer que ces conflits ne sont pas “pensés”, élaborés psychiquement.

Pour conclure cette étude de la place de la notion de conflit dans les entretiens étudiés, nous mettons en évidence l’observation suivante : les processus regroupés sous les sous-thèmes de conflit et de blocage caractérisent, en toute logique, les expériences négatives relatées. Si l’on compare les processus décrits dans le récit d’expériences positives à ceux repérés dans les expériences négatives186, on obtient le profil suivant :

Processus à l’œuvre, dans les récits d’expériences (axe 2) – AS/CI, Rillieux-la-Pape
Processus à l’œuvre, dans les récits d’expériences (axe 2) – AS/CI, Rillieux-la-Pape

La constitution du lien (et la subjectivation, pour les AS) sont, au contraire, les processus les plus fréquemment décrits dans les expériences positives, ce qui est également un résultat cohérent. Le seul résultat quelque peu surprenant, au premier abord, est que la collaboration n’est pas caractérisée par les expériences positives. Ceci peut tout simplement indiquer un certain “professionnalisme” : même si l’interaction est marquée par le conflit ou le blocage, les aidant-e-s continuent à essayer de travailler avec les personnes, en tentant de négocier de nouvelles modalités de travail, ou de co-construire d’autres solutions.

‘« Et puis d’autres qui sont suivis depuis vingt ans, pour lesquels il y a déjà eu plein de choses qui ont été mises en place, donc on essaye à nouveau de voir avec eux quelle solution on pourrait trouver, et ben on essaye quoi… » (Mme B., AS)’ ‘« [Lors du récit d’une situation conflictuelle :] Et du coup, il voulait qu'on paye. Sauf que moi, je lui ai expliqué que, à mon sens, au niveau du budget, il pouvait tout à fait avec la SDEI négocier un échelonnement. (…) Je pouvais pas aider et que moi je lui proposais plutôt de l'accompagner à négocier un échelonnement. » (Mme Cc., AS)’ ‘« Moi j'ai proposé à la collègue des HLM de dire à cette maman que moi je comprenais tout à fait que ce qui c'était passé, entre nous, ça avait été difficile mais que par contre s’il y avait à nouveau des soucis financiers, cette fois, j'étais tout à fait d'accord pour qu'elle voie une autre de mes collègues. » (Mme Bb., AS)’

On voit que le professionnalisme est perçu comme une mise à distance d’un conflit existant ou, parfois, du découragement du ou de la praticien-ne pour rester juste, équitable vis-à-vis de la personne, c’est-à-dire que celle-ci ne soit pas privée d’une possibilité d’aide.

Notes
183.

Les autres occurrences du mot conflit ou conflictuel-le concernent les conflits que les personnes aidées ont avec des tiers. Pour être tout à fait exhaustive, voici ces propos : « On peut être dans la négociation quand on intervient dans les conflits familiaux. (…) Il y a un conflit de voisinage (…) Parce que j'ai entendu parler du conflit (de voisinage) cet été, je me suis dit non c'est trop violent, on prévient. » (Mme H.) « ça se passe souvent dans les conflits de couple. » ; « Donc peut-être que son frère et elle étaient collés, mais la relation était très difficile, entre eux, très... Sur le plan relationnel, très conflictuelle donc euh... » (Mme F.).

184.

Et plus particulièrement dans sa modalité de “désinvestissement” ou de « fuite », c’est-à-dire quand l’aidé-e désinvestit ou même abandonne complètement la relation ou les solutions qui lui sont proposées : « Elle-même l’a pas vue hein mais on en a discuté ensemble, on a tenu compte de son projet qu’on avait construit, le fait qu’elle aime bien s’occuper de personnes handicapées, on avait trouvé une mission adaptée. Et arrivée devant la porte, ben ça a été un refus. [..] Au moment de prendre la mission, elle a fui. » (Mme E., CI)

185.

Descriptif du métier sur le site de l’AFPA : « Le métier : Vous aidez des personnes à rechercher des solutions à leurs difficultés d'insertion en leur permettant d'accéder à l'emploi. Vous les informez et les aidez à élaborer des parcours d'insertion. Vous mobilisez des structures avec lesquels vous avez mis en place des collaborations. Circonstances habituelles du travail : Vous travaillez dans différentes structures (mission locale, centre d'hébergement et de réinsertion sociale, entreprise d'insertion, organisme de formation, antenne emploi...). Vous travaillez en partenariat avec d'autres structures (services sociaux, emploi, formation, logement, santé, administratifs). Vous êtes ouvert sur le marché de l'emploi et sur des dispositifs d'insertion et de développement local. ».

186.

Là encore, nous avons retiré le nombre d’occurrence pour chaque sous-thème apparaissant dans le récit de l’expérience négative à celui apparaissant dans le récit d’une expérience positive