a. Figure de l’irrecevable, figure de la manipulation

Dans l’analyse des récits d’expériences professionnelles, nous avons prêté attention aux figures récurrentes, dans les entretiens, celles dont la trame, le scénario, présentait des similitudes avec d’autres récits. Ceci nous renseigne, entre autres aspects, sur la manière dont le conflit émerge, du point de vue des praticien-ne-s interrogé-e-s. Bien évidemment, les situations racontées par les participant-e-s où une conflictualité se développe sont la plupart du temps celles qui illustrent les expériences négatives, même si ce n’est pas systématique.

Ainsi, concernant les expériences vécues comme négatives par les aidant-e-s, et où le conflit se manifeste de manière ouverte, deux principales figures sont repérables : celle que nous nommons “la figure de l’irrecevable”, et celle intitulée “la figure de la manipulation”.

La “figure de l’irrecevable”, repérable dans six récits d’expériences professionnelles, se développe en plusieurs temps. Dans un premier temps, un échange s’engage, et celui-ci permet à l’aidant-e de prendre connaissance de la situation de l’aidé-e. A l’issue de ce temps de recueil d’informations, au fur et à mesure duquel la nature du problème se détermine, pour l’intervenant-e, celui ou celle-ci envisage une solution à mettre en œuvre pour résoudre ce qui est identifié comme posant problème. La solution proposée, ou l’interprétation que l’aidant-e fait de la situation sont alors exposés à la personne, pour laquelle elles constituent quelque chose d’inacceptable : ce qui lui est renvoyé par le ou la praticien-ne est irrecevable, et à tel point que la relation ne peut être maintenue, la plupart du temps. Un « clash » se produit et le lien se rompt, de manière définitive.

Le récit de Mme D., concernant un homme qu’elle accompagnait dans une visée d’insertion professionnelle, montre que la solution du « dossier COTOREP », donnant une “reconnaissance” de travailleur handicapé, n’est pas recevable pour celui-ci :

‘« Ils lui ont dit de but en blanc euh... euh... qu’il fallait qu’il monte un dossier COTOREP, et que ça serait plus facile pour lui euh... après pour trouver un travail, et donc c’est là où il y avait un blocage net quoi. (…) Lui il voulait travailler euh... comme tout le monde, c’est-à-dire un emploi comme tout le monde, il ne se voyait pas du tout travailler euh... dans un atelier protégé ou autre part, j’sais pas ce euh... j’pense que c’était ça inconsciemment qui lui faisait peur, et de re… Là c’était vraiment reconnaître euh... vraiment euh... pour tout, euh... qu’il avait… Même lui au cours des entretiens me disait : je ne suis pas fou. (…) S’il devait monter un dossier COTOREP, si c’était reconnu par la COTOREP, bon ben c’était clair, il était euh... il était encore... il donnait raison aux autres... qu’il était, oui, réellement fou, et ça, non, il voulait pas.» (Mme M., CI)’

Le refus de la solution qui lui est proposée semble indiquer cet homme ne peut, ou ne veut accepter le statut de travailleur handicapé, qui représente pour lui un stigmate, une assignation identitaire contre lesquels il se défend.

La situation relatée par Mme K., également dans le cadre d’un accompagnement à l’emploi, est comparable dans sa dimension d’enjeu identitaire :

‘« Et puis un jour, je me suis lâchée, je lui dis : écoutez monsieur, moi je pense que vous retrouvez pas de travail, que tout ce que vous faites est mis en échec parce que effectivement vous êtes malade, vous avez un problème avec l'alcool. Et là, ça été le... Le clash. De quel droit vous me dites ça, je suis pas alcoolique euh... (…) Il avait pas peut-être envie d'entendre ce qu'il savait déjà. J'ai peut-être mis le doigt là où ça faisait mal. Je sais pas. (…) Ben j'ai cassé... J'ai cassé... J'ai cassé le lien, là. Enfin je pense que je l'ai cassé. Puisque moi, effectivement, jusque-là il venait toujours à mes rendez-vous. Ça menait à rien, ça servait à rien, à pas grand chose, mais il venait. Et le jour où je lui ai dit, je l'ai plus revu. » (Mme K., CI)’

Il semble bien que, là aussi, c’est la définition du « qui suis-je ? » (entre autres enjeux) qui joue un rôle majeur : la formulation « je ne suis pas alcoolique » tend à montrer que le conflit se noue autour de cette question. En amont d’une proposition de solution par l’aidant-e, c’est la définition de la situation, son interprétation, qui peut être rejetée par la personne aidée.

Dans le récit de Mme H., son intervention auprès d’un adolescent de 16 ans, rencontré suite à un signalement et perçu comme « un électron libre », rencontre une opposition qui se traduit par un passage à l’acte violent, verbalement et physiquement :

‘« Et ce grand il était un petit peu en électron libre. Donc j'ai essayé de travailler [..] pour que la mère puisse un peu reprendre les... reprendre les rênes sur le plan éducatif. (…) Et... donc j'ai essayé un petit peu de voir, et puis il m'a vraiment fait des fins de non-recevoir, et puis après il m'a verbalement insultée, et en fait il m'a, entre guillemets, séquestrée. C'est-à-dire qu'il m'a attendue dans l'allée, na na na, donc ça a duré 3, 4 heures. Et jusqu'au moment où je suis arrivée à sortir. Donc il est monté, il m'insultait, il redescendait, il me ré-insultait , na na ni… (…) Quand elle est sortie de l'allée, elle m'a fait monter dans la voiture, j'ai eu le malheur d'ouvrir la fenêtre, et j'ai reçu une baffe. (…) …de toute façon on est passé au tribunal il y a 15 jours, donc c'est ce qu'il a dit. Qu'il avait pris peur. » (Mme H., AS) ’

Sans prendre de telles proportions, l’intervention suite à un signalement, également, que relate Mme J. suscite de l’agressivité chez une femme à laquelle son « dysfonctionnement » est « renvoyé » :

‘« C’était vraiment… une situation très difficile et la personne, elle avait été agressive avec nous mais, mais elle était agressive mais combien… on lui renvoyait des choses terribles à cette femme. On a débarqué dans sa vie euh… parce qu’il y avait un signalement et en plus on lui a renvoyé des tas de choses quoi, qu’elle dysfonctionnait, qu’elle… pff… et elle était, elle était très agressive, cette dame… (…) Elle voulait surtout pas qu’on vienne mettre le nez dans ses affaires et que… toute façon y’a un éducateur qui intervenait après pour faire une enquête, mais elle était pas du tout dans le… dans la collaboration… du tout, du tout. » (Mme J., AS)’

Dans les situations rapportées par Mmes H. et J., la simple présence, l’intervention en elle-même semblent constituer une intrusion pour les personnes : rappelons que dans ces deux cas, l’intervention se met en œuvre à partir de signalements, dans le cadre de la protection de l’enfance, aussi les personnes n’ont-elles pas formulé de demande (d’aide sociale, ou de RMI…). Le dispositif même joue donc un rôle187 dans ces modalités de l’irrecevable, pour les aidé-e-s.

Enfin, les récits des Mmes A. et Cc. montrent que la solution avancée par l’aidant-e peut être cet objet irrecevable :

‘« Enfin, j'ai en tête notamment un monsieur qui avait une dette de loyer de 2800 et quelques €, qui me demandait une aide pour sa dette de loyer, jusqu'au moment où je me suis aperçue qu'il avait un PEL, sur lequel il avait 4000 €. Et quand je lui ai remis ça en face, enfin voilà, ce Monsieur je l'ai plus revu, mais parce que je pense que ça a été hyper violent pour lui, quoi. Il a pas supporté que je lui mette en face sa dette de loyer et son épargne. Alors que pour moi il y avait quelque chose d'antinomique, on met pas de l'argent de côté sur un PEL si on paye pas déjà son loyer, enfin... Et dans la réalité, dans la vraie vie, c'est pas comme ça que ça marche. Et je pense que le mettre face à face pour lui, ça a été hyper violent, quoi. (…) Et c'est vrai que de le dire comme ça, ça peut paraître anodin, mais ce Monsieur, je l'ai senti, qu'il le prenait en plein dans la face, et que pour lui... Enfin voilà, je lui balançais quelque chose d'énorme. » (Mme A.)’ ‘« On était pas du tout sur la même longueur d'onde. Et je crois que c'est ça en fait qui fait que ça a f... Que ça a raté. (…) Moi je lui proposais plutôt [face à sa demande d’une aide sociale pour régler une facture d’eau] de l'accompagner à négocier un échelonnement. Parce qu'à mon sens, si il payait 40 € par mois euh... Sur... Euh... Sur trois mois euh ben... Ça tenait la route. Sauf que lui, c'était pas possible pour lui. Il était dans l'incapacité d'accepter d'être en dette, pour lui, c'était un crédit.… (…) C'était impensable pour lui. Je lui demandais l’impensable. (…) et c'est un des rares entretiens ou il est parti f... en me... gueulant, furieux, et il a quitté l'entretien et il est parti quoi. J'ai pas pu terminer l'entretien... Correctement quoi. » (Mme Cc., AS)’

Nous ne cherchons pas à juger, ici, la position adoptée par les aidant-e-s ou les aidé-e-s (juste ou injuste, raisonnable ou pas), mais à examiner les processus qui se développent dans les situations conflictuelles pour en percevoir les modalités d’émergence et de résolution. Ainsi, nous ne discuterons pas si ces motions (pour filer la métaphore du Droit), irrecevables pour les aidé-e-s, étaient acceptables ou pas, pour centrer notre observation sur le fait que des « fins de non-recevoir », mettant le plus souvent fin à l’interaction, sont émises :

  • lorsque que l’aidé-e entre en désaccord avec la qualification dont il ou elle fait (ou se sent) l’objet – être fou, alcoolique… ;
  • lorsque l’aidé-e s’oppose à la présence d’un-e intervenant-e social-e concernant la situation qu’il ou elle rencontre ;
  • lorsque les solutions avancées par les aidant-e-s représentent quelque chose d’inacceptable (« impensable », voire « violent »).

Ces points d’émergence du conflit interpersonnel, pouvant être regroupés dans la “figure de l’irrecevable”, donnent manifestement lieu le plus souvent188 à une résolution par rupture du lien.

Néanmoins, certaines situations relatées montrent que, dans le dernier cas de figure, la solution proposée par l’aidant-e et vécue comme inacceptable par l’aidé-e peut déclencher un moment de crise qui ne se conclut pas par la rupture du lien mais par un changement de la situation et/ou du point de vue des aidé-e-s. Ce scénario correspond alors à la “figure de la crise créatrice”. Mmes A. et L. témoignent de cette autre issue possible d’une conflictualité, déclenchée par une proposition qui fait émerger une crise dans l’interaction :

‘« J'ai souvenir d'une dame, au tout début où j'étais là, j'arrivais pas à travailler avec elle, quoi, c'était impossible, elle faisait rien de ce que je lui disais, pourtant elle revenait toujours me voir, elle avait toujours une demande d'aide financière, enfin je veux dire, c'était un truc... Jusqu'à un moment donné où je me suis mise en colère quoi. (…) A un moment donné je lui dis : mais écoutez, dans le cadre de la protection de l'enfance, vous devez assurer l'énergie et le toit à vos enfants, donc continuez comme ça, et à un moment donné, l'A.S. elle va être obligée de faire quelque chose quoi. Ça va pas être possible de continuer... Et là, j'ai appuyé sur le truc, et ben y'a tout qui a explosé. Elle a explosé dans mon bureau, elle s'est mise à crier, à pleurer, à tempêter, voilà, donc j'ai réussi à calmer, on a pu reparler, mais après. (…) Et je le savais pas, parce que je la connaissais pas et que je connaissais pas son histoire familiale, mais elle a été placée. Et en fait, de se dire qu'elle était peut-être en train de mettre tout en place pour faire subir la même chose à ses gamins, ça lui a été insupportable. Et ça faisait des années que l'A.S. lui parlait d'une tutelle, ça a été le déclencheur. » (Mme A., AS)’ ‘« On leur a parlé d’une aide éducative administrative, c'est-à-dire un soutien éducatif, pour les aider à prendre en charge leurs enfants. Donc ils ont très très mal réagi au début, en disant oui, parce qu’on est noirs, parce qu’on est pauvres, euh… on a toujours été opprimés et ça continue, et cetera. Et puis en discutant, au bout d’une heure, ben ils étaient d’accord, et puis trois jours après, donc nous on allait s’orienter là-dessus, puis trois jours après ils ont dit à la puéricultrice, quand elle est venue à domicile pour quelque chose, que… ils voulaient qu’on place les enfants. (…) Et puis finalement ben les enfants ont été placés, là, par les parents et avec leur accord, et les enfants aussi étaient contents d’être placés, euh… dans un foyer. Et la maman devait se faire soigner en psychiatrie, puis en fait ça a pas trop abouti de ce côté-là. Mais au départ, ben voilà, quoi, au départ nous on leur disait : vous y arrivez pas avec vos enfants, faut qu’on fasse quelque chose pour protéger les enfants, et eux ils comprenaient pas, et puis finalement ça c’est… ça a avancé comme ça. » (Mme L., AS)’

Ainsi, l’émergence d’un conflit ouvert ne conduit pas nécessairement à la rupture du lien, il peut au contraire ouvrir la possibilité d’un changement, d’après les récits de Mmes L. et A. Le moment de crise se dépasse et conduit à une reconfiguration de la situation.

Il faut pousser l’analyse dans “ses derniers retranchements” pour voir que le rôle des intervenant-e-s ne correspond pas uniquement à un accompagnement des aidé-e-s, où l’aidant-e concourt à la réalisation de la volonté de l’aidé-e en mettant à disposition son écoute ou ses compétences techniques, mais que les intervenant-e-s peuvent également porter une volonté, volonté potentiellement conflictuelle vis-à-vis de celle manifestée par les personnes aidées. C’est au travers de ces situations où le conflit, voire la violence, éclate que nous voyons la position que peuvent tenir les praticien-ne-s. Dans les entretiens, les intervenant-e-s affirment rarement leur propre posture subjective vis-à-vis de la situation des aidé-e-s : tantôt elle apparaît comme évacuée dans une indexation sur celle de l’autre (une aide relationnelle suivant le chemin du désir de l’aidé-e), tantôt elle se manifeste comme objectivée dans un appel à la rationalité de l’intervention technique, ou dans une délégation des attentes à la commande institutionnelle. Que soutiennent alors les intervenant-e-s, pour leur propre compte ?

Cette question semble bien délicate, et le fait que les participant-e-s témoignent peu, en tant que telle, de la posture subjective qu’ils/elles adoptent peut être relié aux processus de désinstitutionalisation à l’œuvre l’hypermodernité, à la figure de « l’entreprenariat de soi » qui soupçonne toute intervention extérieure d’être une imposition de violence symbolique, de participer d’une normalisation. Nous nous sommes souvent interrogée, au cours de cette recherche, sur ce qui ressort, dans les pratiques d’aide à autrui se développant dans le champ de l’intervention sociale, de la normalisation, et ce qui ressort, dans ces échanges sociaux, d’un étayage favorisant, via la subjectivation, l’émancipation – en tant que possibilité de composer une action dans et sur le monde. Nous comprenons à présent que cette interrogation est en résonance vis-à-vis de celles qui traversent, implicitement ou explicitement, les entretiens réalisés. Elle nous apparaît comme un moment où le sujet trébuche et s’interroge quant à ce qu’il doit soutenir.

L’irruption du doute peut être positive dans le sens où elle autorise une interrogation des références normatives, pour ouvrir une réflexion éthique – ce qui suppose néanmoins de disposer de points d’appui pour la mener. C’est ce dont les participant-e-s témoignent quand elles/ils disent qu’une situation conflictuelle les a amené-e-s à « se remettre en cause ». Mais sans points d’appui (formation, lieux de mise en débat des pratiques…), une sidération peut se produire, et inhiber le dialogue sur les objets sociaux (emploi, conditions de vie, projets…) autour desquels se constitue l’interaction. Le sentiment d’incompréhension, vis-à-vis des aidé-e-s, assez fréquemment évoqué189, peut être rapporté à cette sidération, et on observe que dans ce cas, la relation peut se dégrader :

‘« C’est que… il avait un problème, dans le parcours, lequel ? On sait pas. Peut-être que c’est dû à lui, c’est dû à sa… à son manque de volonté, ou c’est… mais il a pas été honnête avec nous… » (M. S., CI) ’

Nous voyons là un point d’achoppement dans la dynamique intersubjective de dialogue et de négociation entre aidant-e et aidé-e, qui peut conduire, comme en témoigne M. S., à ce que l’aidé-e devienne un mauvais objet, au sens kleinien. Nous tenterons ultérieurement de voir ce qui, au contraire, peut soutenir l’intersubjectivité, en tant que support d’une compréhension mutuelle et de processus de négociation. Nous continuerons ainsi à développer notre réflexion autour de ce qui peut favoriser ou inhiber la réflexion et le positionnement éthiques des aidant-e-s.

Dans le prolongement de la crainte, chez les aidant-e-s, d’exercer une violence symbolique (que traduit régulièrement l’idée d’avoir été « violent-e » dans les propos tenus à l’aidé-e) s’inscrit réciproquement le soupçon vis-à-vis de mouvements d’emprise, où c’est à l’inverse la crainte d’être manipulé qui s’exprime, ce dont témoigne la “figure de la manipulation”.

La conflictualité interpersonnelle apparaît également dans la “figure de la manipulation” (3 récits où elle peut être repérée). Ce scénario s’organise autour d’une première phase où l’aidant-e a le sentiment que la personne ne lui dit pas tout, que certaines choses sont cachées afin de, par exemple, pouvoir bénéficier d’aides auxquelles la personne n’aurait pas droit, si elle témoignait de l’ensemble des éléments de sa situation. Une défiance s’instaure et l’aidant-e se sent manipulé-e par la personne, parce que celle-ci “l’utilise” pour obtenir des aides sociales et/ou parce que l’aidé-e est vécu comme voulant contrôler les modalités de l’interaction :

‘« C'est-à-dire que c'était lui qui gérait le budget, mais j'ai jamais pu voir un relevé de compte. (…) Soit disant une transparence vis-à-vis de moi, et il y a des pièces dont j'avais besoin pour instruire des aides financières que j'ai jamais pu obtenir. Et il me dit, il me dit mais vous voulez pas m'aider. Mais si je veux vous aider, mais pas comme vous, vous voulez que je vous aide. (…) Lui il me voyait comme un tiroir caisse, très clairement, et moi je considère que je suis pas un tiroir-caisse, et donc du coup j'étais dans autre chose. (…) Il voulait de l'argent. Et à ses conditions. (…) Et lui, clairement, il m'a renvoyé vous ne voulez pas m'aider, vous ne voulez pas me donner d'argent. Mais voilà, ça avait le mérite d'être clair et d'être franc, mais effectivement, mais je lui dis mais si je veux bien vous... Mais pas comme ça. Et comme lui ne voulait pas rentrer... Bon c'est clair, hein, j'ai pas forcément été très souple que si je m'y étais prise autrement, le lien aurait pas été rompu. (…) J'ai essayé de le recontacter quelques semaines après, je lui ai reproposé un autre rendez-vous, il m'a dit oui d'accord et il est jamais venu. » (Mme A., AS)’

L’impression d’être considérée comme « un tiroir-caisse » fait progressivement monter un conflit dont l’issue est ici aussi une rupture du lien. Cette progression est également observable dans le récit de Mme R., où elle aboutit finalement à une opposition frontale :

‘« Je lui dis : d’une part, vous ne m’appelez pas, ce qui est d’une incorrection majeure. D’autre part, vous n’appelez pas non plus le centre de formation. Euh, je lui dis : ça ressemble à quoi ça ? (…) Je lui dis : mais attendez Monsieur, je lui dis euh... on va pas s’amuser longtemps ! (…) Donc euh... ce qu’il faut qu’on fasse c’est qu’en fait on le bascule sur une structure où il y a des mises à disposition pour voir si il a vraiment envie de bosser ce gars. Qu’on lui donne tout de suite à bosser sur des missions. (…) Maintenant c’est soit il accepte de mettre le nez dans sa problématique et qu’on sache de quoi ça retourne. Quel est son problème ? Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? Euh soit il va devoir s’en expliquer euh… (…) Je veux dire il en plein forme ce gars, hein. (…) A mon avis, soit il a un travail au noir, soit il a un problème d’alcool, qui le freine, parce qu’il est toujours dans la justification. A mon avis, il doit avoir des revenus parallèles. […]. Et puis surtout il sollicite toujours les aides sociales ! Là pareil, il faut que j’appelle l’assistante sociale, voir avec elle quelles coupures on lui met. Parce que ces gens là tant qu’ils sont euh... tant que euh... bon, je veux dire, mais bon euh ? Tant qu’ils vont avoir des aides, chaque fois que ça va pas, je veux dire leur donner l’aide c’est très bien mais faudrait aussi qu’ils fassent des efforts pour aller bosser. » ’

Ainsi, dans cette figure de la manipulation, l’aidant-e perçoit l’aidé-e comme une personne qui ne dit pas la vérité. Des émotions négatives sont associées à ces récits : la colère de Mme R. est palpable, dans cette situation où elle témoigne du sentiment de n’être pas respectée. Mme C. dit explicitement qu’une attitude d’exigence d’un « dû » provoque chez elle de l’énervement :

‘« Elle est sûrement dans une attitude, moi, qui m'énerve déjà un petit peu. Parce que c'est un peu une personne qui se présente en disant... Enfin j'ai l'impression qu'elle est là-dedans : tout lui est dû. Tout... Tout... Ouais. Tout lui est dû, et puis... Et puis peut-être un peu ça, dans la plainte, et déjà peut-être que ça m'énerve un peu. À la base. (…) Et puis je sens que ça peut être... Et puis les réponses voilà, je lui pose des questions c'est très... Elle a pas envie de me parler, quoi, de toute façon. » (Mme C., AS)’

L’image du « tiroir-caisse » – qui évoque, par le fait d’être pris pour une chose, l’idée d’une emprise – revient à plusieurs reprises (dans quatre entretiens d’assistantes sociales). Par ailleurs, les propos de Mme H. indiquent que les “tricheurs”, dans le jeu de l’attribution des aides sociales, peuvent être vécus d’une manière qui atteint l’image de soi :

‘« Voilà, sauf que moi je pars du principe que si quelqu'un... veut vraiment mentir, il a un livret d'épargne ailleurs et il le dit pas, puisqu'on lui fait juste signer une attestation comme quoi il a pas de livret d'épargne, il a ses sous de côté, il a rien sur le compte courant et puis voilà quoi. Enfin je veux dire si on veut vraiment... Quelqu'un qui veut vraiment me... m'avoir, entre guillemets, ou en tout cas avoir le Conseil Général, il y a toujours un moyen. Je veux dire... On peut pas... Moi ça fait partie du truc, la relation de confiance, je me dis de toute façon oui, ça fait partie du jeu de se dire qu'à un moment donné on va peut-être se faire avoir quoi. Même si c'est pas moi qui me fais avoir directement, mais... J'ai déjà eu le sentiment que de m’être fait... d'avoir été prise pour une conne, comme on dit quoi. »’

L’ambivalence entre le sentiment d’être attaquée personnellement et le fait de considérer que seul le Conseil Général est victime d’une fausse déclaration est manifeste, dans ces considérations. Dans cette figure de la manipulation, c’est donc plutôt l’aidant-e qui apparaît comme déstabilisé-e, voire comme souffrant de ce qui se joue dans l’interaction.

L’étude des figures récurrentes dans les récits de situations conflictuelles permet de repérer, dans ce discours, deux principaux schémas de l’advenue d’un conflit interpersonnel : celui marqué par la figure de l’irrecevable, où l’aidé-e n’accepte pas les motions (les interprétations, la présence, les propositions) de l’aidant-e, et celui marqué par la figure de la manipulation, où l’aidant-e se sent l’objet d’une emprise de l’aidé-e. Dans ces deux cas de figure, l’issue du conflit est, le plus souvent, une rupture de la relation : l’aidé-e ne vient plus aux rendez-vous.

Notes
187.

Nous ne voulons pas dire par là que ce dispositif pose un problème en soi (l’intervention au titre de la protection de l’enfance nous paraissant souhaitable pour prévenir ou interrompre d’éventuelles situations de maltraitance), mais que ce contexte est à prendre en compte.

188.

Ces conclusions ne s’appliquent qu’à l’échantillon étudié. Leur généralisation impliquerait un travail à plus grande échelle. Le plus intéressant serait de voir si ces propositions paraissent utiles aux praticien-ne-s, pour mieux comprendre ce qui se produit dans l’interaction avec les aidé-e-s.

189.

21 occurrences pour l’expression d’un sentiment d’incompréhension, au total, dans le corpus rillard.