b. Quand le conflit n’advient pas : la figure de la dérobade

D’un autre côté, une autre figure est récurrente quand les participant-e-s relatent des situations « qui n’ont pas fonctionné » : celle que nous nommons “la figure de la dérobade”. Les récits pouvant être rattachées à ce modèle témoignent à notre sens de situations où une conflictualité interpersonnelle ou intrapsychique sous-jacente ne peut advenir dans l’espace de l’interaction ou dans un espace qui permette une résolution satisfaisante : son dépassement.

Le déroulement type des ces situations est le suivant : au départ, un lien de confiance se crée entre aidant-e et aidé-e. Celui-ci conduit à une alliance autour d’un projet, principalement porté par l’aidant-e mais auquel l’aidé-e adhère. Cependant, ce projet ne peut arriver à son terme car l’aidé-e se dérobe (“au dernier moment”, la plupart du temps) et « met en échec » le parcours qui lui était destiné, en partie au moins. Cette figure apparaît dans sept récits d’expériences se caractérisant par un sentiment d’inachèvement ou d’échec, pour l’intervenant-e. Cinq d’entre eux sont issus des entretiens de conseiller-e-s en insertion, elle apparaît donc comme étant plus spécifique à ce groupe de professionnels.

Nous prendrons deux illustrations qui nous semblent typiques de ce scénario. Le récit de Mme L. retrace l’histoire commune de l’accompagnement d’un homme d’âge moyen, dans le cadre du dispositif RMI.

‘« Bon en gros, c'était dans le cadre du RMI, c'était un monsieur tout seul, euh... Qui y avait un certain potentiel au niveau relation, enfin je veux dire, qui... qui... qui adhérait à une relation avec un travailleur social, hein. Euh... Donc il avait une histoire compliquée, une famille... enfin qui avait souffert, du coup qui était un peu marginal et qui buvait, il buvait. Euh... Et bon, mon exemple, c'est pour dire qu'en fait ben dans tout ce que j'ai dit tout à l'heure, sur l'accompagnement, tout ça, j'ai essayé d'accompagner cette personne, euh... pour l'aider à sortir un petit peu de sa marginalité. Mais avec son accord. Parce que lui disait qu'il voulait en sortir, bien sûr. (…) Mais en même temps, il avait envie d'apprendre, il avait... Voilà. Et il s'est trouvé que à ce moment-là, il y avait un projet avec ATD Quart-Monde d'aider des personnes, justement, qui n'avaient pas le niveau scolaire suffisant, à... les amener à un niveau CAP. (…) Et puis en fait... Pour faire vite quoi, ce projet il s'est cassé... Enfin il y est allé pendant un certain temps et puis un moment donné il a abandonné, il a arrêté. (…) On lui a trop demandé à cette personne. Alors que lui-même voulait et se montrait motivé, il avait envie etc. mais on lui a trop demandé par rapport... Ben par rapport à... Je crois que à la fois c'était sincère, il était motivé mais en même temps il pouvait pas quoi. (…) J'allais dire je l'ai peut-être trop porté, justement, à bout de bras, en le valorisant, en l'encourageant, etc. quoi. Et que ben lui... (…) Mais à la limite après, avec du recul, lui il était d'accord, il avait envie de bouger, que ça change mais bon il en avait l'espoir quoi, est-ce que finalement il y avait pas aussi suffisamment de bénéfices à rester comme il était. » (Mme L., AS)’

La question de l’ambivalence de l’aidé-e, vis-à-vis du projet qui lui est proposé, est un élément important, dans cette configuration de la dérobade : l’idée que l’aidé-e est partagé-e entre son « envie » de parvenir à réaliser ce projet et le fait de ne pas « être prêt-e », voire de ne pas « pouvoir » le mener à terme est récurrente.

Les participant-e-s témoignent par ailleurs souvent d’un sentiment de culpabilité, en exprimant le regret d’en « avoir trop demandé » ou d’avoir « mal évalué » ce que la personne pouvait faire. L’histoire rapportée par Mme E., et les reproches qu’elle s’adresse quant à l’issue qu’a trouvée la proposition d’emploi faite à une jeune femme qu’elle accompagne, montrent bien cette culpabilité :

‘« On a tenu compte de son projet, qu’on avait construit, le fait qu’elle aime bien s’occuper de personnes handicapées, on avait trouvé une mission adaptée. Et arrivée devant la porte, ben ça a été un refus. [..] Au moment de prendre la mission, elle a fui. (…) Le rendez-vous était pris, elle était partie, elle était enjouée, heureuse d’avoir une mission supplémentaire et au moment de la prendre, terminé. Au moment de franchir le pas, et bien c’est fini. (…) Et ça n’a pas marché, pourquoi, parce que j’ai précipité les choses. [..] Je suis allée trop vite et elle a eu peur. [….] J’ai voulu la… je l’avais bien redynamisée, mais je suis allée trop vite. Et je n’ai pas… je n’ai pas perçu [..] ça. J’avais perçu un mal être intérieur mais j’avais pas perçu… suffisamment… l’ampleur de son mal-être. (…) J’avais eu trop confiance dans ses motivations, en fait. Dans son désir de s’en sortir. Je n’ai pas tenu compte… de son incapacité à aller jusqu’au bout de sa motivation. » (Mme E., CI)’

La culpabilité fréquemment exprimée dans les récits de situations de ce type tient en partie, à notre sens, au fait que la dérobade met en évidence le fait que le projet était beaucoup, voire principalement, investi par l’aidant-e. Ainsi, l’aidé-e qui affirmait une adhésion à ce projet peut indiquer par ses actes que son accord ne correspondait pas à une conviction intime, mais qu’il témoignait plutôt de l’alliance opérée avec la ou le praticien-ne, ou encore de son impossibilité à manifester un désaccord dans la configuration asymétrique de la relation (crainte d’une sanction, par exemple).

Nous avons d’ailleurs pu voir précédemment qu’une telle crainte d’être défavorisé-e ou sanctionné-e n’est pas illégitime : la remise en cause de l’allocation RMI (convocation en Comission Locale d’Insertion), l’attribution ou non d’une aide sociale peuvent dépendre du CI ou de l’AS, de la nature de la relation établie avec elle/lui. Le fait que l’aidé-e se dérobe peut donc correspondre à une résistance passive face au pouvoir dont dispose l’intervenant-e, et qui est donc, comme tout pouvoir, susceptible d’être utilisé de manière arbitraire. La culpabilité peut être liée au fait d’avoir usé, de manière réelle ou fantasmatiquement, de ce pouvoir donnant potentiellement une emprise sur l’aidé-e. Le conflit interpersonnel qui peut se jouer autour du projet d’insertion professionnelle, par exemple, est resté sous-jacent du fait que l’aidé-e n’ait pas exprimé (voire même pris conscience de) son désaccord quant à la réalisation de ce projet ou aux modalités de sa mise en œuvre. Ainsi, le conflit n’est pas advenu, dans l’interaction, mais il se manifeste autrement dans l’acte où l’aidé-e se dérobe, et qui peut être compris comme l’avatar d’une conflictualité interpersonnelle où l’opposition ne peut se dire.

Dans la situation relatée par M. S., le projet d’insertion professionnelle à long terme construit pour un homme – qui avait pu, dans le premier temps de l’accompagnement, trouver un logement et un emploi en CDD – se montre au bout de plusieurs mois comme étant peu investi par celui-ci. Quand, après avoir signé un contrat de 9 mois avec son employeur, M. S. lui propose de continuer à travailler sur ce projet, cet homme ne vient plus aux rendez-vous fixés :

‘« Donc le but c’est de chercher ailleurs. Sauf que voilà, on l’a reçu … 9 mois, c’était plutôt ok, tip top, au poil et Monsieur ne faisait plus rien. C’était maison, boulot, et il ne venait plus aux rendez-vous. (…) Pour travailler sur son projet professionnel et euh… et avancer les choses. Pour qu’on voie, à la fin, au terme des 9 mois, qu’il puisse trouver quelque chose d’autre ou si… il a été formé et cetera, sauf qu’il acceptait, il acceptait aucune action de notre part. Pourquoi ? Il pensait que voilà, 15 mois d’emploi, ça lui faisait 15 mois de chômage et qu’il était tranquille pendant 30 mois et euh… (…) Il nous a expliqué qu’il avait pas besoin de nous quoi. » (M. S., CI)’

L’écart entre la visée soutenue par M. S. et celle de cet homme se traduit tout d’abord par l’absence de ce dernier, par son désinvestissement de l’accompagnement. Son désaccord se formulera explicitement plus tard, et de manière non négociable (« il avait pas besoin de nous »).

Par ailleurs, la dérobade de l’aidé-e peut dans le même temps être liée à une conflictualité intrapsychique vis-à-vis du projet qui s’est constitué avec, ou pour lui : cette conflictualité, et notamment si les motions qui s’opposent à sa réalisation restent inconscientes, ne peut se résoudre dans la sublimation, dans l’activité créatrice, et se rabat sur le symptôme (le désinvestissement, l’échec…). Cette hypothèse explicative est étayée par ce que rapporte Mme E. :

‘« C’est aussi… elle avait la possibilité d’aller, d’aller euh… [..] d’avoir, d’aller au bout, d’avoir une mission et donc… c’est se rendre… c’est se sentir coupable, d’avoir honte, d’être dans l’incapacité de… donc ça accroît encore, ça démultiplie son mal-être. Quelque part, ça… elle se confirme à moi, elle a l’impression de confirmer… en agissant ainsi, elle a l’impression de confirmer ce que lui dit son entourage : c’est une incapable. » (Mme E., CI)’

Nous ne pouvons cependant guère discuter des enjeux intrapsychiques traversant les aidé-e-s, puisque nous étudions les propos des praticien-ne-s. Nous nous contentons donc de soulever ces aspects, sans les développer, car ils constituent également un facteur important, que nous ne pouvons ignorer, dans le déroulement des interactions relatées.

Nous avons tenté de saisir les formes récurrentes de description de ces interactions, concernant la question du conflit interpersonnel entre aidant-e et aidé-e, dans ses formes ouverte et latente. Nous avons ainsi vu émerger les traits de trois figures principales, se dessinant dans les récits d’expériences ayant une connotation négative : dans les figures de l’irrecevable et de la manipulation, la conflictualité interpersonnelle se manifeste ouvertement ; dans celle de la dérobade, elle semble se jouer en arrière-plan, sans advenir sur la scène où aidant-e et aidé-e interagissent. La conflictualité interpersonnelle ne caractérise pas seulement ces expériences perçues comme des échecs (au moins relatifs) de l’accompagnement, puisque toute interaction aidant-e/aidé-e comporte cette part, inhérente à la différence structurelle (relation asymétrique) mais aussi constituée par la personnalité, les points de vue, etc., dissemblables des protagonistes de l’interaction.

Nous avons vu que la question du conflit nous a amené à la question de la position tenue par les aidant-e-s (que soutiennent-ils/elles ?), et à observer, par la rareté de sa mise à jour, qu’elle soulève une interrogation vive et complexe, dans l’hypermodernité : qu’est-ce qui distingue les rapports sociaux où se déploient la normalisation, l’emprise, de ceux soutenant la possibilité de création individuelle et collective, la subjectivation ? Nous discuterons ultérieurement ces aspects, mais avant cela, nous allons centrer notre intérêt sur les processus identificatoires, et nous verrons qu’ils contribuent à avancer sur la question suscitée par cette observation des figures témoignant de la conflictualité interpersonnelle.