a. L’identification comme support de la rencontre

« -Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie « apprivoiser » ?
-C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens... ».
-Créer des liens ?
-Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… »
(Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince, 1943)

La figure de l’apprivoisement, récurrente dans les récits d’expériences positives, est inaugurée par un premier moment où la personne montre de la réserve, voire de la méfiance à l’égard de l’intervenant-e :

‘« Donc je l'avais reçu la première fois, et c'était un monsieur qui était hyper sur la défensive, enfin... Et puis je pense qu'il avait un peu de mal à venir à l'entretien. (…) Ouais, et puis la personne qui l'avait apporté, qui l'avait accompagné là au départ, m'avait dit : ça va être quand même compliqué, je sais pas si ça va passer. C'est quelqu'un qui peut être vraiment violent, donc euh... Mais c'est... Moi quand je l'ai vu j'ai pas du tout eu peur de lui, il m'a pas donné cette impression là, il est… je pense que lui c'est senti assez rapidement à l'aise. (…) Il est arrivé à me dire des choses, et puis que je suis arrivée à les... À les entendre vraiment. (…) Ouais et que du coup ils se sent peut-être... Ouais il se sent peut-être pris... écouté, et puis sa demande prise en compte euh... » (Mme C., AS)’

La circonspection (dont on peut penser qu’elle ne provient pas uniquement de l’aidé-e) cède, dans un deuxième temps, et ouvre la possibilité d’un échange sur la base d’une confiance mutuelle. Différents indices nous donnent à penser que c’est la possibilité d’une identification qui constitue le moment charnière entre la défiance première et la confiance qui s’instaure ensuite : l’élément central, dans la transition relatée, est le fait que Mme C. n’aie « pas peur » de l’homme qu’elle reçoit dans son bureau. De la même manière, le récit de Mme Cc. montre que l’identification opère et permet de surmonter la réserve initiale de la mère de famille accompagnée :

‘« Donc assez méfiante de nature, qui disait pas grand chose, qu’on sentait pas sur la défensive mais prudente dans ce qu'elle pouvait me dire, en me donnant certains éléments mais pas tout. Alors moi du coup je galérais un peu, j'avais le sentiment d'aller à la pêche aux infos et cetera. (…) Moi j'ai su un peu comment la prendre, je pense j'ai un peu laissé le... l'intuition parler aussi. Donc de la prendre parfois à la rigolade, parce que je lui disais, en lui disant : attendez, qu'est-ce que vous voulez faire, vous ratez une fois sur deux vos rendez-vous, enfin voilà, je rigolais et puis aussi de la déculpabiliser, par rapport à ses enfants, de lui dire : attendez, vous vous rendez compte, n'importe qui aurait du mal à assurer avec cinq gamins âgés euh... Enfin, âgés, si proches, c'est pas forcément les mêmes besoins entre un petit de trois mois, et puis l'aîné qui rentre en CP, enfin...» (Mme Cc., AS)’

Ce « n’importe qui aurait… » indique que Mme Cc. s’identifie au rôle maternel de cette femme. Le trait commun190 sur lequel s’appuie l’identification est parfois même explicitement mentionné dans les entretiens :

‘« On est parti sur une conversation toute bête euh… et j’ai gagné sa confiance assez rapidement, il a commencé à m’dire : mais vous, vous avez un drôle d’accent, vous êtes d’où ? Et j’lui dis : je suis de Bretagne. Ah bon ? Et on est parti là-dessus, lui-même, avait été abandonné par ses parents, mais il avait vécu à… en Bretagne et je lui dis mais euh… et vous ? Et puis on est parti là-dessus. Et alors ses meilleurs souvenirs, c’était Saint-Malo. Par chance, (rire) moi je suis du Mont Saint Michel, on est parti, j’ai eu une chance inouïe, mais il n’empêche… qu’on est parti de là et… ça l’a quand même bien boosté. Ça lui a permis de reprendre sa vie en main, on n’a pas tout gagné, loin de là. [Et, dans une autre situation :] Y’a quelqu’un d’autre aussi qu’était, alors là, lui, très difficile d’accès, relève de l’handicap. [..] Et il me répondait toujours par euh… monosyllabes : oui, non. (rire) C’est extrêmement compliqué de faire une conversation par oui, non ! Jusqu’au jour où je découvre que Monsieur aimait les animaux… » (Mme E., CI)’

Ces points de rencontre favorisant l’identification contribuent sans doute d’autant plus à instaurer une confiance quand ils représentent quelque chose de positif dans l’identité (être mère, breton-ne, aimer les animaux…). La figure de l’apprivoisement, où un lien privilégié se noue, comprend l’idée que la création du lien contribue à ce que la personne aidée réinvestisse des aspects de sa vie contribuant à son bien-être matériel ou psychosocial (« reprendre sa vie en main »). Ce réinvestissement est également souligné par Mme Bb. :

‘« Donc c'est vrai que quand je suis arrivée heu... chez ce Monsieur, ben c'était assez chaotique quoi, parce que c'est quelqu'un qui vivait presque comme un SDF quoi. Heu... Un logement dans un état pas possible, un monsieur qui... Un problème de surdité, qui avait énormément de mal à se faire comprendre euh... très abrupt euh... (…) C'est quand même un Monsieur qui est très... Comment dire ? Qui est très sauvage, hein, il vit tout seul, il est... Enfin voilà, il n’est pas du tout, c'est quelqu'un qui n’est pas du tout sociable. Bon ben du coup j'ai appris à le connaître, apprendre à communiquer avec lui, et euh... Voilà. (…) Ben c'est quelqu'un qui du coup maintenant vient me voir au bureau quand il a besoin, il prend rendez-vous euh... Voilà quoi. Et du coup, c'est quelqu'un avec qui on a quand même bien progressé. (…) Voilà, après les difficultés de ce Monsieur, c'est de se dire y'a quand même un problème de communication, donc comment est-ce qu'on doit aussi... le prendre en compte. Voilà c'est-à-dire que par exemple dans les démarches avec les organismes, il y a des démarches... Voilà, qu'en effet, il faut qu'on soit présent, et on lui a proposé et du coup, il s'en est saisi. (…) Donc du coup maintenant je lui fais des courriers en fonction, c'est lui qui les emmène et ça marche pas trop mal comme ça. Voilà. » (Mme Bb., AS)’

Cet homme, atteint d’une surdité partielle, et isolé, était en difficulté pour gérer les démarches administratives à faire. Le lien de confiance établi avec Mme Bb. lui permet de faire appel à elle pour régler les problèmes administratifs qu’il peut rencontrer, et qu’il aurait de la peine à prendre en charge sans cela. Cette reprise en main de la gestion du quotidien est décrite à plusieurs reprises, en lien avec la figure de l’apprivoisement.

L’espace de rencontre intersubjective qu’ouvre l’identification apparaît ainsi comme un facteur soutenant la possibilité, pour l’aidé-e, d’une action dans et sur le monde. La figure de l’apprivoisement, à l’opposé des figures de l’irrecevable et de la manipulation, décrit un versant positif du lien social où il se manifeste, en appui sur l’identification à l’autre, en tant que support d’une émancipation.

Notes
190.

« (…) l’identification peut avoir lieu chaque fois qu’une personne se découvre un trait qui lui est commun avec une autre personne (…). » (Freud, 1921, trad. 1977, p. 129)