c. En deçà de l’identification : le lien par incorporation

Nous pouvons remarquer que les participant-e-s témoignent de moments où, en deçà de l’identification, des mécanismes psychiques plus archaïques sous-tendent spécifiquement le lien noué avec les personnes aidées : l’apparition de mécanismes de projection ou d’introjection, dans la relation, est lisible à certains moments d’entretiens. Les mouvements de projection et d’introjection conduisent tous deux à une confusion : dans la projection, l’aidant-e voit chez l’autre des caractéristiques qui lui appartiennent, les lui attribue ; et dans l’introjection, l’aidant-e intègre de manière non médiatisée, non élaborée, les affects et/ou fantasmes de la personne aidée. Ce phénomène de projection est repérable dans les propos de Mme C. :

‘« Parce que il y a des gens qui vont plus nous toucher, ou justement qui vont nous raconter des choses, et puis on a l'impression qu'elle parle de... qu'elle parle de moi, bon c'est assez rare, quand même, mais ça peut arriver. » (Mme C., AS)’

Par ailleurs, c’est à notre sens le déploiement de l’introjection qui conduit à ce que les aidant-e-s se sentent « envahi-e-s », voire même « bouffé-e-s », « avalé-e-s »191 :

‘« C'est aussi petit à petit qu'on est plus clair... C'est petit à petit, avec l'apprentissage aussi quoi. [.....] Parce que sinon je pense qu'on se laisse bouffer aussi par les gens et... Enfin voilà, après un moment donné, de toute manière on est obligé je pense d'avoir ce déclic là, qui fait qu'on est obligé de prendre les choses en main, sinon... sinon on est... on est envahi quoi. » (Mme Bb., AS)’ ‘« Elle devenait tellement envahissante, et que les entretiens prenaient des... Mais ça devenait tellement... Qu'au bout d'un moment c'est plus possible quoi. J'avais dit : plus, plus, plus. Parce que j'étais complètement dans une situation... avalée, quoi. » (Mme Cc., AS)’

Dans la projection comme dans l’introjection, les limites distinguant l’appareil psychique (voire le corps, fantasmatiquement) de l’aidant-e et de l’aidé-e deviennent perméables. Nous pouvons associer ces deux mouvements dans la notion d’incorporation”192. Quand le lien se configure dans cette modalité archaïque d’incorporation, il apparaît que les aidant-es se sentent en difficulté193. Ces moments de contagion émotionnelle et fantasmatique sont repérés comme étant néfastes pour le travail d’accompagnement, voire dangereux pour soi-même :

‘« C’est prendre ce recul parce que… parce que de toutes façons si on l’a pas… je le vois trop auprès de collègues et de partenaires, si on l’a pas, après c’est nous qui nous faisons bouffer. Du coup après on est plus objectif vis-à-vis des bénéficiaires, on a plus ce recul. Après on est noyé dedans. Le problème. (…) Au bout d’un moment il faut se dire, c’est eux ou nous, quoi, donc on est payé pour un boulot, on fait notre boulot, mais par contre il faut suffisamment prendre du recul et se préserver parce que on sait bien que ça déborde si on se protège pas. » (Mme O., CI) ’ ‘« Voilà, ça demande aussi beaucoup de ressources parce que c’est un métier qui pompe. Donc ça veut dire euh... donc il faut être capable euh... de prendre du recul dans la relation euh... d’entretien. Pas se laisser porter par la problématique de l’autre. » (Mme R., CI)’

Comme le montrent ces citations, ces enjeux de la relation sont importants et la souffrance professionnelle est souvent reliée au « manque de recul », cette expression fréquente dans les entretiens traduisant bien, selon nous, l’apparition régulière de la projection ou de l’introjection dans la relation entre aidant-e et aidé-e.

L’introjection peut être mise en rapport avec un échec de la régulation des mécanismes d’empathie. A partir de l’observation de dysfonctionnements de la régulation de la résonance empathique, chez certaines personnes, Jean Decety indique que ce manque de régulation peut conduire au fait de ne pouvoir entrer dans une attitude empathique :

‘« Chez les personnes souffrant de troubles dissociatifs, il arrive que la détresse d’autrui déclenche en elles-mêmes un état de détresse. Elles sont submergées par les émotions qu’elles ressentent et par celles exprimées par les autres, et ne peuvent donc manifester de l’empathie. Un trouble de la régulation émotionnelle peut être avancé. Cette régulation est essentielle pour moduler nos réactions émotionnelles de manière à ce qu’elles ne soient pas vécues de manière aversive. Il a été montré que les personnes qui vivent trop intensément leurs émotions (surtout les émotions négatives) ont tendance à ressentir de la détresse émotionnelle et de l’anxiété en réaction aux émotions exprimées par autrui, y compris lorsqu’elles sont communiquées par le langage. » (2005, p. 22)’

Ce qui est décrit ici dans le cadre de l’observation des mécanismes d’empathie chez des personnes dont la vie émotionnelle est troublée, peut être étendu à des situations où, sans trouble spécifique, l’interaction conduit à être submergé émotionnellement, et ainsi à inhiber l’empathie vis-à-vis de l’autre. Paradoxalement, une “trop forte identification”, c’est-à-dire une régression aux formes archaïques d’introjection et de projection, peut donc mener à un processus d’inhibition de l’empathie, comme modalité défensive vis-à-vis des affects pénibles vécus dans la pratique. Nous allons voir, infra, que de tels moments d’inhibition de l’empathie sont repérables dans les entretiens, et qu’ils semblent s’appuyer sur ce nous appelons un processus “d’altération”.

Dans les « situations difficiles », terme désignant souvent les moments où il y a « trop de résonance », les participant-e-s expriment un besoin de formation, ou de lieux de parole :

‘« Quelqu'un qui a un peu le même parcours familial ou professionnel, on va se dire... Ben là je trouve que c'est difficile d'aider. Parce que... Parce que voilà, ça a trop de résonance et que... Nous, on a pas du tout de supervision ici, et je pense qu'on en aurait vraiment... On en aurait vraiment besoin parce que… forcément. » (Mme C., AS)’ ‘« Nous on a pas cette formation [concernant les troubles psychiques], aussi faible soit elle. (…) et ça, ça manque, moi je trouve que ça manque cruellement. (…) Une écoute, un lieu de parole, ça aussi ça nous manque. » (Mme E., CI)’

Ainsi, ce risque d’un manque de recul est relié, dans les entretiens, au fait de manquer d’outils de pensée, de supports théoriques et conceptuels permettant de soutenir l’élaboration de ce qui se vit dans les pratiques, mais aussi de temps et d’espaces qui permettent ce travail. Une telle élaboration ne peut en effet souvent passer que par la verbalisation de l’expérience vécue et la mise en débat de son interprétation par l’aidant-e, comme le soutiennent Yves Couturier et François Huot :

‘« Il convient de créer un espace où les praticiens et les praticiennes, éventuellement avec des chercheurs, des collègues d’autres disciplines, ou des cadres, pourront dire leur professionnalité et leur scientificité, entre autres. Cette activité se construit partiellement par une mise à distance de l’immédiateté de l’expérience. À défaut, la proximité expérientielle peut empêcher ou retarder le dialogue et l’échange avec l’Autre (intra- et interdisciplinaire), la pensée critique, l’innovation. Ce passage de l’immédiateté, de l’incorporé et de l’ineffable vers le discours théorique est essentiel, car l’action dont il est question ici, celle du théorique, est aussi une pratique sociale, qui s’inscrit dans le monde, le produit et lui est redevable. » (2003, p. 121)’

Les pauses-café, où se déroulent souvent ces verbalisations et ces mises en débat, et plus largement les temps d’échanges informels entre collègues peuvent à ce titre être considérés comme des temps de travail sans lesquels ces praticien-ne-s « s’épuiseraient » : le spectre de l’épuisement professionnel, du burnout, traverse les entretiens. Dans son ouvrage consacré à l’épuisement professionnel, Didier Truchot décrit l’une de ses caractéristiques essentielles :

‘« Les éléments dysphoriques dominent, en particulier l’épuisement émotionnel et mental. Les individus manifestent des attitudes négatives envers autrui (…). » (2004, p. 20)’

Ces attitudes négatives envers autrui peuvent être comprises comme correspondant à un échec de l’identification et de la régulation de l’empathie : ces échecs sont-ils repérables dans les témoignages que nous avons recueillis ?

Notes
191.

Même si ces deux derniers termes décrivent à première vue un mouvement inverse à l’introjection, c’est bien la transmission d’éléments non élaborés de l’aidé-e vers l’aidant-e qui conduit ce dernier ou cette dernière à ne plus se retrouver, à être traversé par un fantasme de destruction.

192.

D’après Laplanche et Pontalis : « L’introjection est proche de l’incorporation qui constitue son prototype corporel mais elle n’implique pas nécessairement une référence à la limite corporelle (introjection dans le moi, l’idéal du moi, etc.). » (1967/2002, p. 209). Si l’introjection apparaît ainsi comme une notion plus large que celle d’incorporation, nous préfèrerons utiliser la métaphore du lien par incorporation pour regrouper les processus symétriques d’introjection et de projection, quand ils se déploient dans un lien qui, à un moment donné, repose sur ces processus plus archaïques que ceux à l’œuvre dans le lien par identification, par médiation, ou transférentiel.

193.

Du moins si ces “phases” ne peuvent être dépassées, transformées : nous pensons qu’elles peuvent participer d’un premier temps du processus d’identification qui relève de processus primaires (inconscients) et secondaires (préconscients/conscients)