a. Le clivage entre “bon-ne-s” et “mauvais-es” aidé-e-s 

En ce qui concerne le thème de “ ceux et celles qui ” « utilisent le système », ou qui sont présenté-e-s comme des « assisté-e-s », on remarque que douze des participant-e-s font appel à ces catégories de pensée qui désignent de “mauvais-e-s” aidé-e-s, pour un total de 64 occurrences.

D’une part, on peut relier ce phénomène aux observations qu’effectue Bronislaw Geremek dans La potence ou la pitié :

‘« Il faut savoir faire la distinction entre les “honnêtes” et les “malhonnêtes”, les “siens” et les “étrangers”, les vieux et les jeunes, les honteux et les insolents, et accorder un soutien au premier de chacune de ces différentes catégories. » (1978, trad. 1987, p. 38)’

Ce qu’il décrit à propos de l’époque médiévale apparaît donc comme toujours actif dans les représentations des aidant-e-s rencontré-e-s ; il s’agit toujours de repérer qui, d’une certaine manière, est digne d’aide, et qui ne mérite pas de bénéficier d’un soutien. Dans son récit d’une expérience positive, la nature de la relation que Mme H. a établie avec la personne aidée s’articule à l’idée que cette femme exprime de la honte dans le même temps que sa demande d’aide :

‘« - INT : donc c'est la nature de la relation que vous avez établie avec cette femme qui a permis le retour de cette joie de vivre, là. Enfin que les choses bougent...
- Mme H. : Oui, enfin elle a peur des assistantes sociales cette dame, elle a honte. (…) Et je pense que cette dame, devenir bénéficiaire du RMI derrière, c'était pour elle la honte à tous les niveaux. » (Mme H., AS)’ ‘« Bon puis maintenant elle vit plus avec le RMI, elle vit avec l'allocation adulte handicapé donc c'est encore mieux, enfin c'est encore mieux, je veux dire au niveau du montant et que moi... Mais elle a exprimé toute la honte, en fait elle exprimait la honte de vivre dans cette situation-là quoi. » (Mme L., AS)’

Quant au témoignage de Mme L., son « mais elle a exprimé toute la honte » semble indiquer implicitement que cette honte “légitime”, pour elle, l’allocation dont elle bénéficie. Les spectres médiévaux du “bon” et du “mauvais” pauvre montrent par là qu’ils continuent à hanter l’imaginaire des praticien-ne-s, en se révélant parfois au détour d’une phrase…

Le clivage qui amène à la création de la catégorie des « assisté-e-s », ceux ou celles qui « profitent du système », est explicite mais peut être exprimé de différentes manières. Cette catégorie peut être désignée comme une “simple constatation” (pas d’attribution194 explicite), ou être perçue comme la conséquence d’une organisation sociale (attribution externe) :

‘« Alors y'a des gens qui ont toujours vécu avec les minima sociaux, voilà qui... Qui... Qui venaient voir l'A.S. avec leurs parents, quand ils étaient enfants. Enfin voilà, qui sont dans ce système là, et aussi... C'est pas... C'est aussi compliqué de travailler avec eux parce que... Parce qu'il y a aussi une notion d'assistanat. » (Mme A., AS)’ ‘« Ensuite, d'autres, ayant déjà exploité le système, alors savent très bien et viennent demander de l'aide, sous-entendu, plutôt aide financière, ou soutien psychologique pour certaines. » (Mme F., AS)’

Pour d’autres participant-e-s, l’attribution interne aux aidé-e-s montre plus clairement l’agressivité que le clivage prend en charge :

‘« Et ce qu’il l’est pas [satisfaisant], c’est, malheureusement, de voir des gens qui profitent du système. (rire). Et ces gens-là ils sont bien dans ce système-là, et (ironiquement :) puis ils sont pas des profiteurs. Et qui mettent tout en œuvre... pour euh... pour soutirer, pour moi. […..] Y’en a pas beaucoup, mais y’en a un petit peu quand même. Et moi j’fais la guerre à ces gens-là.195 (…) Cette attitude ? Euh... ben j’la comprends comme des gens qui profitent un peu, et qui donnent une mauvaise image, par rapport à d’autres gens qui sont dans la même situation, et qui veulent quand même s’en sortir.» (Mme M., CI)’ ‘« Je reviens aux personnes qui justement utilisent et abusent de ces structures [les chantiers d’insertion], euh... Ils en profitent justement pour euh... Euh... Pour travailler, pour gratter au maximum quoi. (...) Et de pas s'en sortir autrement. [..] C'est vraiment une mauvaise volonté de leur part quoi. Je vous dis, c'est vraiment des gens qui sont... C'est très peu, c'est une minorité, vraiment une extrême minorité qui pense comme ça. » (M. S., CI)’ ‘« Alors c'est pas la majorité, hein, mais... Des personnes qui sont dans un système, et qui quelque part sont entre guillemets pas si mal que ça dans ce système. » (Mme K., CI)’

Ceux qui « donnent une mauvaise image », qui ont de la « mauvaise volonté », sont systématiquement présentés comme étant peu nombreux : cette faible proportion est en effet ce qui permet à l’aidant-e de maintenir une image positive de son travail. Comme l’analyse Pascale Molinier avec une population d’aides-soignantes en gériatrie, ce clivage est une modalité défensive qui permet de « tenir » au travail :

‘« Pour conserver un minimum de sens à leur travail, les aides-soignantes en arrivent à trier les malades, c’est-à-dire qu’elles les divisent en au moins deux catégories ; il y a les personnes que l’on peut traiter de façon indifférente et les (quelques) autres avec lesquelles vont pouvoir se jouer les gratifications affectives et le sens du travail. Ethiquement, ce comportement est détestable. Mais avant de tirer sur les lampistes, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’un comportement défensif où ce qui prime est de trouver le meilleur compromis pour “tenir” au travail. » (2004, p. 22) ’

Nous observons que la dénonciation de « ceux qui profitent » se fait plus violente dans la population des conseiller-e-s en insertion, ce qui tend à montrer que la souffrance professionnelle est plus importante chez celles/ceux-ci. Ce clivage entre “bon” et “mauvais” objet, ce dernier étant visé par une hostilité manifeste chez les CI, tient, à notre sens, à la fois au rôle plus difficile qu’ils/elles ont à assumer, comme nous l’avons vu précédemment, et à un manque (quand ce n’est pas une absence) de formation permettant de soutenir les pratiques, mais aussi de les exercer d’une manière plus satisfaisante – pour l’aidant-e et pour l’aidé-e.

La thématique de “ la demande ” de l’aidé-e, figurant dans le tableau supra, apporte une information que l’on peut mettre en lien avec la question de l’aspect satisfaisant, ou non, de l’interaction pour les personnes aidées. On remarque que les assistantes sociales rencontrées parlent davantage de la demande exprimée par les aidé-e-s (115 occurrences contre 13 seulement pour les CI). Nous pouvons en déduire qu’elles se montrent plus attentives à ce que souhaitent les aidé-e-s. Ce travail de repérage est nécessaire pour qu’une prise en compte de leur demande puisse se réaliser :

‘« Je peux leur exposer très clairement moi la perception que je peux avoir de leurs situations euh... Et de la façon dont moi j'envisage de pouvoir aussi les aider. Et en même temps euh... Prendre en compte effectivement leur demande. Donc c'est ce que je disais, ça peut être stratégique de répondre à la première demande effectivement, parce qu'elle est plus ou moins justifiée, ça dépend, si elle est complètement injustifiée de toute façon on va avoir du mal à suivre. Je parle effectivement dû... Bon, quand il y a... Quand y'a un décalage, on peut toujours arriver à se remettre, un peu des deux côtés… c'est-à-dire qu’effectivement il va y avoir une négociation. » (Mme Cc., AS)’

Cette prise en compte, qui ne correspond pas forcément au fait de répondre à la demande, mais qui permet l’ouverture d’un dialogue et d’une négociation, se montre ici plus développée pour les AS. Là encore, la formation et le rôle joué interviennent, mais cette différence d’attitude repérable dans les entretiens s’explique sans doute par la précarité dans laquelle s’inscrit l’activité professionnelle des conseiller-e-s en insertion (et dont ils et elles témoignent, comme nous l’avions vu au début de la présentation de nos résultats) : la fragilité de leur place, ainsi que l’évaluation de leur pratique ne favorisent pas l’ouverture et le maintien d’un espace de prise en compte de la subjectivité des personnes aidées.

Or, la prise en compte de sa demande redonne à l’aidé-e, dans un contexte qu’il ou elle ne maîtrise pas, un sentiment de contrôle de la situation. J. W. Brehm (1966) a depuis longtemps montré l’importance de la « réactance psychologique », ce besoin de contrôle, dans la motivation et dans la satisfaction vis-à-vis d’une situation. Par ailleurs, il est prévisible que, par une prise en compte de la demande, les solutions proposées par l’aidant-e soient plus adaptées au contexte matériel, social et subjectif dans lequel se situe l’aidé-e – sa demande étant une expression de ce contexte. Ainsi, la prise en compte de la demande apparaît comme un facteur important pour que l’interaction puisse être satisfaisante pour les personnes aidées.

Cette prise en compte repose sur la possibilité d’une identification, sur la capacité d’empathie dont nous allons voir qu’elles sont parfois mises à mal dans la relation entre aidant-e et aidé-e. Le mécanisme de clivage entre “bons” et “mauvais” aidé-e-s, dans les représentations professionnelles au sujet du public des structures au sein desquelles travaillent les intervenant-e-s rencontré-e-s, peut être en partie lié au développement de processus d’altération du lien, comme mouvement inverse à celui d’identification.

Notes
194.

L’attribution (Heider, 1958) des causes du comportement d’un personne peut être interne (la cause de son comportement est attribuée à des facteurs liés aux caractéristiques de l’individu, comme sa personnalité, par exemple) ou externe (la cause est perçue comme étant liée à l’environnement, au contexte). Dans le cas d’une attribution externe, la personne n’est pas considérée comme étant responsable de sa conduite.

195.

Le silence, suivi de la restriction du propos à un petit nombre de personnes, montre le processus de contre-investissement où l’agressivité vis-à-vis des aidé-e-s est en partie refoulée parce que difficilement exprimable. Le conflit se résout par l’investissement de la représentation d’une catégorie de personnes perçues comme “mauvaises”, mais qui sont peu nombreuses. « Ces gens-là » sont explicitement visés par l’agressivité.