b. “L’altération” du lien

Dans les entretiens, nous pouvons parfois repérer une altération du lien, c’est-à-dire un mouvement conduisant à ce que l’autre soit perçu-e comme fondamentalement différent-e de soi – par opposition aux processus identificatoires. Ce terme d’altération indique bien que le lien à l’autre, perçu comme différent dans son “entité”, c’est-à-dire comme ayant une “nature” différente, est abîmé. De la même manière que la stigmatisation correspond à une « identité abîmée » pour celui ou celle qui porte le stigmate (Goffman, 1963), nous employons le terme d’altération pour désigner le lien abîmé par l’impossibilité de s’identifier à l’autre, du fait de la perception d’une différence essentielle, voire radicale. L’empathie, la sollicitude sont alors “gelés” par l’écart qui n’autorise plus l’identification.

Les participant-e-s en viennent parfois à considérer que l’aidé-e est, “par nature”, incapable de trouver une solution ou qu’elle/il possède des caractéristiques (essentielles) causant sa situation, ou son maintien. A la lumière de ce processus d’altération, un nouvel éclairage peut être apporté sur les propos de M. S. désignant « ceux qui profitent du système » :

‘« - M. S. : et donc, pour les personnes, je reviens aux personnes qui justement utilisent et abusent de ces structures, euh... Ils en profitent justement pour euh... Euh... Pour travailler, pour gratter au maximum quoi. [...]
- INT. : mm. Et... Vous, comment vous le comprenez ce comportement-là ?
- M. S. : Je comprends pas. Je comprends pas, parce que euh... Comme je dis c'est des adultes et qui ont... Au bout d'un moment... C'est... Il faut... En fait, ils ont été trop assistés. Depuis toujours, ils ont été assistés et que... Ils sont rentrés dans cette routine justement de travailler, de vouloir travailler dans la facilité et euh... travailler dans la facilité, c'est travailler dans une structure d'insertion. Ça c'est... leur mentalité... Enfin, c'est leurs idées en fait. (…) C'est vraiment une mauvaise volonté de leur part quoi. Je vous dis, c'est vraiment des gens qui sont... C'est très peu, c'est une minorité, vraiment une extrême minorité qui pense comme ça. Après on peut rien y faire. »’

On voit bien, dans cette citation, que « la mentalité » perçue chez certain-e-s aidé-e-s devient incompréhensible parce que ce processus d’altération est à l’œuvre, ce qui rend l’identification impossible. Les caractéristiques attribuées à ces personnes (ici, la mauvaise volonté) les différencient de soi. Lorsque ce processus se déploie, les aidé-e-s ne sont plus des alter ego, mais, si l’on peut dire, des alter, tout court : leur nature est différente de la sienne. Un peu plus loin dans l’entretien, cet aspect apparaît très clairement quand M. S. nous narre l’une de ses expériences :

‘« C’est de la malhonnêteté, c’est… tout simplement hein, c’est la nature humaine, c’est sa nature à lui, il est comme ça, et ça, on peut pas le changer. » (M. S., CI) ’

La radicalité de cette différence est renforcée par son aspect définitif : « on peut rien y faire », « on peut pas le changer ».

Lorsqu’elle relate une situation qui l’a particulièrement mise en difficulté, on peut repérer dans les propos de Mme R. ce même processus, qui rend l’autre fondamentalement différent-e, étranger-e à soi :

‘« Voilà, c'est quelqu'un qui téléphone donc elle va être dans les... Vous sentez la tension au téléphone euh... Et dès que vous allez dire un mot qui lui déplaît, elle va se mettre à hurler au téléphone, à insulter la secrétaire, ça sera la même chose avec moi et elle vous raccrochera le téléphone au nez pour finir. Je veux dire elle a même pas intégré les minima du respect. (…) Je veux dire elle est vraiment tarée quoi. Elle sait pas où elle en est. Donc c'est pour ça, je dis à un moment donné ce genre de personne, à force de fonctionner comme un chien fougueux, un chien enragé, elle va finir par... tomber sur quelqu'un qui va la bloquer et puis euh... Elle va finir... Soit enfermée à Vinatier196, avec un séjour là quoi parce que... C'est un chien fou quoi. » (Mme R., CI)’

L’image du « chien fou », quasi pléonasme par le redoublement de la notion d’étrangeté, traduit le fait que cette femme représente pour elle une personne foncièrement différente.

A l’issue de l’entretien, dans le cadre d’une conversation informelle où Mme R. m’interrogeait sur mon travail, et où je témoignais de ma satisfaction à pouvoir associer une activité de recherche à ma pratique de psychologue, elle exprimera, pudiquement, son insatisfaction, voire sa souffrance professionnelle :

‘« Comme ça, il y en a au moins une qui est contente… »’

La violence des propos cités ci-dessus peut être reliée à cet aveu, hors micro, du vécu globalement négatif de son travail. En effet, le processus d’altération de l’autre se nourrit selon nous du contexte difficile de la pratique, comme l’est celui des conseiller-e-s en insertion (instabilité et pression de l’évaluation) mais aussi de la souffrance professionnelle qui peut être liée à l’organisation du travail également (surcharge de travail, injonctions paradoxales…) et/ou à un défaut d’étayage des pratiques (manque de formation, absence de lieux formels ou informels permettant l’élaboration des expériences vécues dans le cadre du travail...)197. Il ne faut pas oublier que ces praticien-ne-s sont confronté-e-s à la souffrance et parfois à la folie (comme vraisemblablement dans le cas de la personne dont parle Mme R.) des personnes reçues, ce qui ne laisse pas indemne198 tout être “normalement constitué-e” et implique un travail pour rétablir ou recréer un équilibre potentiellement déstabilisé par cette rencontre.

Ces observations nous permettent donc d’approfondir la compréhension de ce qui peut se mettre en œuvre dans la responsabilisation des personnes : dans son versant qui conduit à l’altération de l’autre, on voit bien la part délétère qu’elle peut comporter. La différenciation fondamentale entre soi et l’autre conduit, au-delà de l’emprise, à la libération de l’agressivité qui n’est plus contenue par une éthique de la relation à l’autre. L’autre ne représentant plus un alter ego, la relation se transforme souvent en rapport de forces (« elle va finir par... tomber sur quelqu'un qui va la bloquer »).

L’organisation du travail peut à notre sens favoriser ou au contraire inhiber ce processus d’altération. L’étayage des pratiques par la formation et les lieux d’élaboration des expériences professionnelles permettent par ailleurs de soutenir la capacité d’identification à l’autre, cette dernière pouvant être considérée comme un processus majeur dans le travail affectif qu’implique l’activité d’aide à autrui dans le champ de l’intervention sociale.

Notes
196.

Hôpital psychiatrique de la région lyonnaise.

197.

Il peut certes être également lié à une souffrance de l’aidant-e liée à des questions privées, mais même dans ce cas, l’institution a à veiller aux conditions qui permettent à ses praticien-ne-s d’exercer leur activité dans le respect des personnes accueillies.

198.

Ce qui ne veut pas dire que ce contact avec la souffrance ou la folie “abîme” nécessairement. Simplement, il affecte celui ou celle qui s’y confronte, le ou la déstabilise, cette perturbation de l’équilibre antérieur pouvant permettre à l’aidant-e de trouver un nouvel équilibre, parfois même plus satisfaisant, ou le/la laisser désemparé-e.