c. Les facteurs organisationnels de l’altération

Or, l’organisation du travail contribue parfois à une certaine déshumanisation. Par exemple, la gestion informatique du « portefeuille » des personnes accompagnées et des rendez-vous, à l’ANPE, amène à ce que ces personnes “disparaissent” sans que les praticien-ne-s en soient informé-e-s :

‘« Et puis ben ils sont plus dans notre liste, ce qui des fois… c'est quand je regarde mes CV, parce qu'on actualise nos CV. Ah bah tiens, ah oui tiens, cette personne il y a longtemps que je l'ai pas revue. Et puis euh... On va voir, tiens son dossier est annulé. Mais on sait pas forcément pourquoi son dossier est annulé. (…) Parce qu'en fait on a une liste, on a... On a un système, on va dans : liste des personnes à convoquer. Quand elles sont annulées, ces gens-là n'apparaissent plus dans cette liste. » (Mme K, CI)’

Les personnes qui ne sont plus inscrites comme demandeur d’emploi sont « annulées », ce terme étant révélateur des enjeux que cette organisation traduit. Le fait que la désinscription des personnes ne soit pas signalée aux praticien-ne-s correspond en effet à une annulation, par l’institution, du lien qui a pu se créer entre aidant-e et aidé-e. La gestion informatique des rendez-vous renforce cet effet de “disparition” de ceux et celles qui ne sont plus inscrit-e-s :

‘« - Mme K. : C'est le logiciel qui sort les échéances, ben par date, hein, les échéances.
- INT : mm. Oui donc c'est pour ça qu'à la limite si la personne n'est pas inscrite, n'est plus inscrite…
- Mme K. : voilà, le mois d'après, elle n'apparaît plus dans ma note liste. De gens à convoquer. (…)
- INT : et du coup, ça peut être incidemment, quelques temps plus tard, vous vous dites : ah bah cette personne…
- Mme K. : ah bah tiens au fait, il y a longtemps que j'ai pas vu tel et tel. »’

Si la praticienne ne fait pas une démarche de remémoration des personnes accompagnées, le terme de l’interaction n’est pas identifié. Ceci empêche que la séparation puisse être vécue, élaborée, et enfreint donc une règle commune qui consiste à ce que la fin d’une interaction soit ritualisée, symbolisée (c’est le sens des salutations, dont l’universalité montre bien l’importance). On comprend pourquoi, dans l’entretien de Mme K., la question de ce que sont devenues les personnes prend une place importante.

‘« C'est ça, là... Qui est un petit peu frustrant. Je trouve. Ce qui est frustrant... Enfin frustrant c'est pas le mot, mais ce qui... [..] C'est que souvent, on sait pas ce que deviennent nos personnes quoi. Il y a des gens qui disparaissent sur nos portefeuilles, on les voit plus, on se dit : tiens mais qu'est-ce qu'ils sont devenus, quoi, du coup. On a pas de... On a pas forcément de suivi sur le... Sur la clôture, enfin sur le... Le mot fin, quoi, je dirais, de leur parcours. (…) C'est un petit peu... pas frustrant, non, parce qu'on vit avec, évidemment ça empêche pas de dormir, mais... C'est vrai que de temps en temps il y a des personnes... ouais, on aurait bien aimé savoir ce que... »’

Son récit d’une expérience positive se conclut par le fait que la jeune femme accompagnée vienne lui signifier son départ :

‘« Elle a déménagé sur Paris. Pour raisons... Pour raisons familiales en fait. Et euh... Elle est venue me le dire, alors qu'elle était plus inscrite comme demandeur d'emploi depuis un petit moment, elle est venue me le dire. »’

Le fait que Mme K. ait pensé à cet accompagnement, comme illustration d’une expérience positive, montre, en creux, la difficulté créée par l’absence de symbolisation de la séparation. Cette absence n’est pas sans conséquences, comme cette participante en témoigne. Si la séparation ne pourra être vécue, du fait de l’organisation institutionnelle, comment investir une relation ? On voit ici que l’organisation participe d’une déshumanisation de l’accompagnement. La perte ou la dénégation d’humanité dans les structures d’action sociale et d’insertion, qui peut se mettre en œuvre malgré leur vocation de soutien matériel et social aux personnes, apparaît alors comme un facteur qui peut contribuer au développement de processus d’altération.

Cet exemple, qui nous semble particulièrement éclairant, montre que l’altération ou la violence symbolique qui peuvent parfois se mettre en œuvre dans le champ de l’insertion, si elles se traduisent dans le comportement des aidant-e-s, peut trouver les conditions de sa mise en œuvre dans l’organisation du travail. Dans l’ambivalence que comporte toute action institutionnalisée d’aide à autrui, comme le montraient déjà les travaux de Bronislaw Geremek(1978), la part agressive peut se manifester au travers des modalités pratiques selon lesquelles l’activité est organisée.

Comme nous l’enseigne malheureusement le passé historique, l’impact de l’organisation sur les comportements peut être important199. La déshumanisation qui peut se mettre en œuvre au sein d’une interaction, dans tout contexte (celui d’une famille, d’une entreprise, d’une équipe sportive, etc.), a pris les proportions d’une folie collective dans l’idéologie nazie. Lors de la mise en œuvre du génocide, la déshumanisation des juifs/ves, des tziganes, des homosexuel-le-s et autres individus considéré-e-s comme “impur-e-s” s’est traduite dans l’organisation de ce meurtre collectif : transport en bétaillère, modalités de “l’accueil” dans les camps, perverti en une réception d’objets à trier… Si cette organisation était l’expression de l’idéologie nazie, elle rendait dans le même temps possible, pour les agents qui ont participé à la réalisation de ce génocide, le déploiement d’une violence dont ils/elles auraient probablement été incapables en dehors de ce contexte. Le “gel” de l’empathie peut alors s’opérer : il s’appuie sur cette organisation. Fort heureusement, la situation n’est pas du tout comparable à celle de notre société, mais la réalisation de cette extrême violence sous l’Allemagne nazie a particulièrement mis en évidence les aspects organisationnels sur lesquels peut s’appuyer l’exercice de violences à autrui, celles-ci se produisant à des degrés divers en tout temps, et tout lieu.

Nous ne remettons pas en cause la visée humaniste défendue par les statuts et le cadre législatif des structures d’aide sociale et à l’insertion professionnelle, mais celle-ci n’est à notre sens pas “pure”, le rapport à autrui comportant toujours – comme l’ont analysé Melanie Klein et Joan Riviere dans L’amour et la haine (1953, trad. 1975) – sa part d’amour, et de haine. Ainsi, ces institutions sont nécessairement “habitées” par une certaine haine des personnes qu’elle visent à aider, la question n’étant pas : « comment la supprimer ? » mais plutôt « comment la contenir et/ou la transformer ? ».

Notes
199.

Cf. également les travaux de Stanley Milgram (1963), et leurs prolongements faisant varier les conditions du rapport avec “l’élève” (proximité physique ou mise à distance).