a. Figures de l’aide technico-éducative et de l’aide relationnelle

A l’issue des investigations menées à Givors, puis à Rillieux-la-Pape, nous observons une convergence des résultats vers l’observation du fait que, dans les entretiens réalisés, deux principaux modes de rationalité sont mis en œuvre par les praticien-ne-s rencontré-e-s. Les données montrent la présence de deux “référentiels” distincts pour ces intervenant-e-s sociaux : celui qui, à partir d’une aide technico-éducative, vise l’autonomie d’acteurs sociaux, l’amélioration des conditions socio-économiques, via le travail principalement ; celui qui vise l’évolution personnelle des aidé-e-s, dans une perspective individuelle, l’aide se caractérisant par l’écoute et l’étayage des personnes. Nous repérons que les participant-e-s font alternativement appel à l’un, puis à l’autre référentiel : il ne s’agit pas de deux groupes ayant des discours distincts, mais bien d’une coexistence de deux modes de pensée.

Le premier apparaît comme marqué par la rationalité issue du siècle des Lumières : l’éthique humaniste contribue à le structurer, via la figure d’une aide de type technico-éducative visant l’autonomie. Dans ce cadre de pensée, la compréhension des pratiques d’aide s’appuie sur les principes qui organisent l’interaction sur le mode de la relation de service, telle que la décrit Erving Goffman lorsqu’il analyse le schéma de réparation (1968). Nous pouvons, à la lumière des différentes analyses réalisées, en proposer la schématisation suivante :

L’aidant-e, dont le rôle se caractérise par une posture éducative et/ou un soutien technique vis-à-vis de l’aidé-e, apporte un service à la personne qui le sollicite, ce service contribuant à l’autonomisation, à la socialisation et/ou au progrès social (amélioration du statut social, des conditions de vie) de cette dernière.

Précisons que cette schématisation, nécessairement réductrice, doit être considérée comme un lieu commun, comme un chemin qu’emprunte fréquemment la pensée des intervenant-e-s rencontré-e-s, ce qui n’empêche pas que les itinéraires de ces praticien-ne-s soient à chaque fois singuliers, et que leurs observations et compréhensions de l’environnement au sein duquel se trace leur discours varient. Il est néanmoins intéressant de pouvoir dégager ce canevas, qui participe de la construction sociale des pratiques d’aide professionnalisée, et dont nous verrons ultérieurement comment il peut être mis en lien avec les enjeux à l’œuvre dans le champ de l’intervention sociale, et plus largement, dans la culture (ancrages psychologique, psychosociologique, sociologique ; Doise, 1992).

Le second référentiel peut être rapproché de l’éthique du care, car la dimension relationnelle, la prise en compte de l’expérience subjective apparaissent comme centrales dans ce mode de rationalité :

Dans ce second mode de rationalité, l’aidant-e, dans une posture d’écoute et d’étayage, noue une relation de confiance avec l’aidé-e – relation au sein de laquelle chacun-e s’implique, l’échange conduisant à un travail de subjectivation de l’aidé-e, à une évolution menant vers la réalisation de soi. L’interprétation de l’aide à autrui portée par ces représentations professionnelles se situe alors dans une perspective individuelle, où l’attention est portée à l’intériorité de l’aidé-e, et au lien entretenu avec lui/elle, en ce que le lien (positif) est compris comme un vecteur conduisant à l’évolution personnelle de l’aidé-e.

Nous notons, en premier lieu, que ces résultats rejoignent les observations réalisées par Jacques Ion (2005a), Christian Laval et Bertrand Ravon (2005) : nous retrouvons dans nos corpus givordin et rillard le « travail sur la relation », d’une part, et « le travail éducatif » reposant sur une technicité liée au schéma de réparation tel qu’analysé par Erving Goffman, d’autre part, décrits par ces auteurs. Leurs travaux mettent en exergue que le travail des intervenant-e-s sociales peut s’organiser selon ces deux perspectives. D’un côté, les pratiques reposent sur un idéal éducatif et pédagogique « inséparable du mythe du progrès social » (Ion, 2005a, p. 8) ; il s’agit alors d’une « relation à l’autre toujours dissymétrique, fondée sur le pédagogique et forcément normative, qui vise le perfectionnement et l’émancipation. » (p. 7). C’est le « soi inachevé » (Laval, 2003) qu’il s’agit de perfectionner. De l’autre, les pratiques visent un travail sur la relation, et « tendent à rechercher dans la personne elle-même les propres ressources de son dépassement. (…) Moins que de corriger le sens de l’action du sujet, c’est davantage sa capacité à agir qui est au cœur de l’intervention. » (p. 8). Le « soi désaccordé » (Laval, 2003) fait alors l’objet du travail. La figure de l’aide relationnelle que nous avons décrite, ci-dessus, rejoint la perspective du travail sur la relation, avec le « souci de la relation » (Ravon, 2002) qu’elle comporte, tandis que la figure de l’aide technico-éducative peut être rapprochée du modèle éducatif décrit dans les travaux de ces chercheurs.

Nous observons que les praticien-ne-s rencontré-e-s se situent alternativement dans l’une et l’autre perspective. Ces deux perspectives différant dans leur logique, comme dans la focalisation de l’attention (en tant que centration de l’intérêt, et soin porté à un objet) – sur la dimension subjective pour l’aide relationnelle, sur la dimension sociale pour l’aide technico-éducative – nous pouvons dire que nous sommes là en présence d’une polyphasie cognitive (Moscovici, 1961) dans les représentations que nous observons. Sandra Jovchelovitch donne la définition suivante du concept de polyphasie cognitive :

‘« Nous voudrions utiliser le concept cognitif de polyphasie pour (…) présenter, au contraire, la connaissance comme phénomène pluriel et malléable qui contient différentes formes épistémiques et même différentes rationalités. (…) La polyphasie cognitive se réfère donc à un état où différents genres de connaissance, utilisant différents types de rationalité, peuvent coexister chez un individu ou au sein d'un groupe. » (2006, pp. 213 et 215)’

Pourquoi peut-on parler d’une polyphasie cognitive ? Ne s’agit-il pas de différents aspects d’un ensemble cohérent ? Nous répondons par l’affirmative dans la mesure où cet ensemble (l’univers de pensée que porte le discours) est envisagé sous l’angle de la dialogicité, comme système d’interprétation marqué par la pluralité des points de vue200 (même si l’énonciateur ou l’énonciatrice du discours est seul-e). Le terme de polyphasie permet d’envisager la pensée d’un acteur social comme phénomène pluriel, par la dialogie des rationalités mises en œuvre, et unifié dans le même temps, par le fil de l’énonciation qui relie les différentes “phases”, en tant que périodes du discours ancrées dans une rationalité spécifique. Nous pouvons parler de polyphasie quand des rationalités distinctes sont repérables dans l’énoncé d’un sujet ou d’un groupe, et elles le sont toujours, pour peu que le discours puisse se déployer, car, comme le souligne Ivana Marková « le langage et la communication trouvent leur origine dans la dialogicité » (2004, p. 232). Elle affirme par ailleurs :

‘« La dialogicité de l’ego-alter est indissociablement liée à l’histoire et à la culture, transmise de génération en génération au travers de la mémoire collective, des institutions et des pratiques. L’histoire et la culture exercent leur pression sur les styles de pensée dialogique et les orientent dans certaines directions spécifiques. » (p. 232)’

Rien d’étonnant donc dans le fait que l’analyse de contenu des entretiens, comme l’analyse Alceste, montrent la présence de différents modes de rationalité pouvant être rapportés à des périodes historiques différentes : l’aide technico-éducative s’ancre dans la pensée humaniste, l’aide relationnelle est à relier au contexte socioculturel de notre société hypermoderne.

Notes
200.

Nous espérons, au passage, montrer qu’il est possible de travailler avec la notion de représentations sociales, sans pour autant s’inscrire dans l’illusion fort justement soulignée dans les propos de François Laplantine : « La représentation en effet n’affecte jamais cette conviction qui tient de la fiction : l’unité et l’intégrité du sens. » (1999, p. 90).