b. L’historicité des représentations de l’aide…

Dans la première partie de ce travail, nous avons exploré les caractéristiques de la pensée humaniste, et, au travers de différents travaux historiques et philosophiques (Foucault, 1966 ; Domenech, 1989 ; Todorov & Tavoillot, 2006), en avons conclu qu’elle est marquée par la “Sociodicée”, en tant qu’horizon du progrès social individuel et collectif, vers lequel on se dirige par les lumières de la raison. La rationalité, l’éducation et l’autonomie constituent, dans ce cadre, trois valeurs centrales dont on voit clairement qu’elles sous-tendent la figure de l’aide technico-éducative. La technicité des pratiques, en tant que mode d’intervention rationnel, et la posture éducative de transmission de règles et de normes sont liées à la visée d’autonomie, souvent affirmée dans les entretiens.

L’épistémè humaniste s’avère ainsi être un arrière-plan idéologique qui soutient ce mode de rationalité observable dans le discours étudié. Nous ne pensons pas que cette épistémè se retrouve, “intacte”, c’est-à-dire telle qu’elle s’est constituée au XIXe siècle, dans le discours, sous la forme de la figure de l’aide technico-éducative – celle-ci est nécessairement marquée par le contexte actuel – mais cette figure peut être considérée comme un héritage de la rationalité développée à partir du siècle des Lumières. L’ancrage psychologique (Doise, 1992) des représentations professionnelles axées sur la figure de l’aide technico-éducative peut donc être trouvé dans les valeurs et croyances qui s’originent dans la pensée humaniste.

Nous avions également pointé qu’au sein de l’hypermodernité – marquée par la mondialisation des échanges, par “la troisième blessure narcissique” et une attention particulière portée à l’intériorité, à la vie psychique du sujet humain – une nouvelle formulation des questions éthiques est proposée par l’éthique du care. Comme l’indique Fabienne Brugère :

‘« La référence au care commence avec une invention théorique, celle du sujet relationnel ou interdépendant et vulnérable, pris dans une relation de soin définie de manière bipolaire. » (2006, p. 127)’

La préoccupation pour la relation, très lisible dans les entretiens, centrale dans la figure de l’aide relationnelle, ainsi que la visée de “réalisation de soi” qui lui est donnée nous conduisent à penser que cette figure est davantage liée à l’actualité de notre société hypermoderne. L’éthique du care, se traduisant également dans le discours par l’expression de valeurs de « respect » et « d’authenticité » dans la relation, apparaît comme une référence que se sont appropriée les intervenant-e-s sociaux, et qui participe de cette figure de l’aide relationnelle. Une seconde forme de rationalité sous-tend donc le discours, davantage existentialiste, centré sur l’écoute et l’étayage apportés par l’aidant-e, et celle-ci semble plus spécifique à l’hypermodernité, par la valorisation de la réalisation de soi et d’une mise en travail de la subjectivité. Les représentations qui tendent vers la figure de l’aide relationnelle peuvent donc être rapportée à un ancrage psychologique dans les valeurs liée à l’éthique du care, née dans le contexte de sociétés hypermodernes.

L’hypothèse formulée à l’issue de la phase exploratoire, concernant la coexistence de deux principaux modes d’interprétation des pratiques d’aide, se trouve donc confirmée par les résultats de la seconde phase d’investigation, qui entrent en cohérence avec les premières observations réalisées.

Il y a polyphasie cognitive, car ces deux formes du raisonnement sont en partie “incompatibles”, dans le sens où elles ne peuvent être fusionnées dans une logique cohérente. Elles présentent en effet des contradictions : la valorisation de la relation, le discours existentiel centré la dimension subjective (et donc l’affectivité), liés à la figure de l’aide relationnelle, s’opposent à la valorisation de l’autonomie de l’aidé-e, d’une technique rationnelle mise en œuvre par l’aidant-e dans les pratiques, qui appartient à la figure de l’aide technico-éducative. Comme le souligne Sandra Jovchelovitch :

‘« Différentes formes de connaissance peuvent donc coexister tout en étant contradictoires ; cette affirmation n'est paradoxale que dans le cadre restreint de la logique formelle et de la pensée dualiste où les oppositions restent inconciliables, et disparaît dans le cadre d'une approche dialectique. » (2006, p. 219) ’

Du point de vue de la dialogicité, nous comprenons mieux l’organisation complexe de la pensée que donnent à voir les entretiens. La coexistence d’une approche sociale, liée à l’héritage de la pensée humaniste, et d’une approche individuelle, se situant dans une éthique du care, est éclairée par une perspective historique : le mode de pensée antérieurement constitué dans l’épistémè humaniste reste présent201 dans “l’univers de pensée”, le système de représentations des intervenant-e-s sociales alors même qu’une nouvelle forme de rationalité se déploie dans le discours par la figure de l’aide relationnelle.

Notes
201.

Précisons que nous ne voulons pas dire par là que ce mode de pensée humaniste n’a pas subi de transformation depuis le XVIIIe siècle , et que nous le trouvons “tel quel” dans les propos étudiés : évidemment, les significations prises par la notion d’autonomie, par exemple, ne peuvent être les mêmes aujourd’hui ; notre propos correspond à l’idée que la structure générale, l’idéologie pourrait-on dire, de la pensée humaniste reste présente et sous-tend la figure de l’aide technico-éducative, qui est dans le même temps “altérée”, modifiée par le contexte socio-culturel actuel.