c. …et sa pertinence pour la compréhension de la dynamique de la pensée

Nous déduisons de cet ensemble d’observations que l’ancrage psychologique des représentations est ici dans le même temps un ancrage “socio-historique”202 de la pensée, dans le sens où les valeurs et croyances dans lesquelles s’ancrent les représentations sont elles-mêmes ancrées dans une épistémè spécifique, liée au contexte social et historique qui l’a vu naître, et qui détermine un certain mode de rationalité. Nous pouvons alors soutenir l’idée que cet ancrage socio-historique – en tant qu’inscription des représentations que les praticien-ne-s de l’aide professionnalisée acquièrent et élaborent au fil de leurs expériences dans un réseau structuré de significations plus large, marqué historiquement – s’appuie sur les thêmata (Moscovici et Vignaux, 1994) auxquels se relie l’objet de représentations. Les thêmata se caractérisent par leur dialogicité (Marková, 2003) et se constituent en taxinomies oppositionnelles (bien/mal, moral/immoral…). Ivana Marková précise que :

‘« Les thêmata sont des conceptions, des images et des catégories primitives partagées culturellement. » (2002, p. 55)’

La dimension transversale des thêmata, vis-à-vis des conditions historiques et des modes de rationalité, permet de relier, d’articuler et donc d’organiser en un ensemble cohérent (mais non univoque) les différentes formes de connaissance convoquées pour l’interprétation d’un objet social donné. Thémis Apostolidis souligne ce rôle des thêmata dans l’articulation de différentes croyances :

‘« La perspective qu’il [Serge Moscovici] trace pour l’étude des croyances est celle de l’analyse des thêmata (…) pour appréhender comment les différentes croyances se lient entre elles, se légitiment mutuellement dans la vie quotidienne et fondent un système de représentations sociales. » (2002, p. 17)’

Les axes transversaux constitués par les thêmata, dans le champ de la pensée sociale, peuvent alors être compris comme une infrastructure, un canevas sur lequel vont être tissées les représentations élaborées (trouvées et créées) par les acteurs sociaux, les motifs dessinés en chaque lieu du discours s’inspirant de la trame préexistante pour tracer des figures signifiantes. Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique (1972), montre comment la figure de la folie se réapproprie les espaces (matériels et mentaux) laissés vacants par l’éradication de la lèpre. A la lumière de la proposition théorique de thêmata, on peut penser que les catégories transversales de sain/malsain – comme thêma de base aux représentations de ces objets sociaux – ont contribué à une familiarisation de la figure de la folie sur le modèle (pattern) précédemment constitué dans l’époque médiévale, en rapport avec les lépreux. La figure du lépreux et la figure du fou, en ce sens, peuvent alors être comprises comme deux thématisations203 différentes sur la base des catégories sain/malsain, la transversalité d’un thêma favorisant la circulation des significations de l’une à l’autre (comme l’a analysé Michel Foucault204).

Nous comprenons ainsi plus précisément comment les processus d’objectivation et d’ancrage, dans la genèse des représentations, se réalisent dans un nouage avec l’héritage historique transmis par la mémoire sociale, ce que souligne Christine Bonardi :

‘« Ils [les thêmata] peuvent ainsi permettre l’accès au passé d’une représentation sociale (antécédents et états antérieurs), servir à apprécier les restructurations successives des représentations ainsi que leur impact sur la transformation des pratiques. (…) De la sorte, ils relieraient un objet et sa représentation au système des significations culturelles et sociales. » (2003, p. 49)’

En ce qui concerne l’objet de notre recherche, nous avons dès les prémisses de ce travail posé l’idée qu’il est en rapport avec les conceptions de “la vie bonne”205, comme thêma de base : le fait d’aider quelqu’un tend, par définition, vers ce qui est envisagé comme participant d’une vie bonne. Ainsi, on voit bien que la thématisation de cette question diffère selon que la pensée s’ancre dans une éthique humaniste – c’est alors l’autonomie matérielle et d’esprit qui prime –, ou dans une éthique du care – où c’est un lien satisfaisant à l’autre qui est visé. Si la thématisation diffère, la transversalité de la question permet en même temps de rapprocher ces conceptions différentes en les situant sur le même plan, sur la base de leurs similitudes, et donc de les mettre en rapport dialectique. Les thêmata apparaissent ainsi comme des organisateurs de la pensée, permettant l’articulation dialogique de diverses rationalités, dans des mouvements de rapprochement et de distanciation. Le fait qu’ils transcendent les conditions sociales et historiques, dans lesquelles une thématisation spécifique s’opère, autorise à la fois une reprise de systèmes d’interprétation antérieurement élaborés, et leur mise en débat avec d’autres formes de pensée sociale.

L’observation d’une polyphasie cognitive et sa mise en rapport avec l’histoire des idées explorée dans le premier temps de ce travail viennent étayer notre hypothèse générale concernant l’historicité des représentations de l’aide à autrui : les formes antérieures de la connaissance, les rationalités issues d’une épistémè transmise par la mémoire sociale contribuent à organiser l’univers de pensée (même si leurs significations peuvent être aménagées, en partie actualisées), et restent donc disponibles, “activables” dans certaines circonstances : elles contribuent à la dialogicité de la pensée, qui se structure ici autour d’une dialectique entre éthique humaniste et éthique du care. En nous appuyant sur le concept de thêmata, nous comprenons comment, via un thêma de base transversal, les formes antérieures de la pensée sociale transmises dans la culture peuvent être reliées aux objets sociaux actuels, et comment elles sont articulées à d’autres modes de rationalité. L’historicité des représentations sociales se constitue bien comme une dimension dont l’étude est pertinente pour la compréhension des systèmes d’interprétation à l’œuvre dans un groupe social donné.

Nous verrons ultérieurement qu’au-delà d’un intérêt purement épistémologique, cet ancrage psychologique et socio-historique des représentations professionnelles étudiées peut être mis en relation avec les dynamiques psychosociales, les rapports sociaux qui se développent dans le champ de l’intervention sociale – autrement dit l’ancrage psychosociologique qui contribue à fonder ces représentations. Mais tout d’abord, allons plus avant dans l’étude du rapport entretenu avec l’héritage historique transmis par la mémoire sociale, concernant les pratiques d’aide à autrui et la signification qui peut leur être accordée.

Notes
202.

Le terme de “socio-historique”, associé à la notion d’ancrage (ou de contexte), vise à souligner qu’il ne s’agit pas de la seule chronologie historique, mais renvoie à la construction sociale de l’histoire, c’est-à-dire à l’interprétation socialement construite de l’histoire dans la culture (Halbwachs, 1925/1994).

203.

Les propos suivants, issus de L’usage des plaisirs, tendent à confirmer que la proposition théorique de thêmata peut être mise en relation avec les analyses que Michel Foucault a produites : « Plutôt que de chercher les interdits de base qui se cachent ou se manifestent dans les exigences de l'austérité sexuelle, il fallait chercher à partir de quelles régions de l'expérience et sous quelles formes le comportement sexuel a été problématisé, devenant objet de souci, élément pour la réflexion, matière à stylisation. [nous soulignons] » (1984, p. 30)

204.

Dans Folie et représentations sociales, de Denise Jodelet (1989), il est montré que les villageois-es accueillant chez eux/elles des malades mentaux veillent à ce que les “humeurs” (salive…) des ces dernier-e-s ne circulent pas, ce qui peut être rapporté aux modes de transmission de la lèpre (salive, justement). Cet élément tend à indiquer une trace de ce moment historique, analysé par Michel Foucault, où le fou a “pris la place” du lépreux.

205.

Ce thêma, compris comme la question « qu’est-ce que la vie bonne ? » à laquelle chaque culture ou, plus localement, groupe social propose une réponse qui constitue un thématisation,peut être rapproché de celui de la reconnaissance sociale, dont l’aspect fondamental a été souligné par Marková (2007).