II. Complexité de la pratique et de ses cadres sociaux

a. Destins de l’héritage historique

La coexistence des deux figures que nous observons entre en adéquation avec la modélisation de Saül Karsz, à propos des figures qui traversent le champ du travail social. Dans cette perspective, les trois figures qu’il décrit comme traversant le champ du travail social constituent de multiples « dispositifs d’encodage théorico-pratique du réel » (p. 66) – ce qui peut être rapproché des thématisations précédemment discutées –, contribuant à structurer dans leur ensemble la culture professionnelle du travail social :

‘« Trois figures : la charité, dont une des actualisations contemporaines, l’humanitaire ; la prise en charge, balise, marque et emblème du travail social, et enfin, la prise en compte, à la fois composante généralement non sue des deux figures précédentes et un de leur futur éventuel. (…) Les trois figures sont des constellations structurales, des idéaux-types (Weber). Elles n’existent pas chacune de leur côté, tels des univers étanches définitivement isolés ou isolables. » (2004, p. 63 et 67)’

Si la figure de la charité apparaît peu dans les entretiens, la figure de la prise en charge peut être rapprochée du discours sur l’aide technico-éducative, et la figure de la prise en compte, qui rejoint dans ses grandes lignes le modèle de l’aide relationnelle, semble se confirmer comme « futur éventuel » par sa large présence, d’ores et déjà, dans le corpus étudié.

Lors de notre approche de l’histoire des idées, nous avons vu que l’éthique de la charité s’articule autour de la notion d’agapè, en tant qu’amour universel et oblatif (qui n’attend pas de retour). Dans notre exploration du contenu des entretiens, cette perspective de don sans limite et sans retour, loin d’être revendiquée par les praticien-ne-s rencontré-e-s, est au contraire une notion repoussoir : une distance est très régulièrement établie avec l’acte charitable206. Ces intervenant-e-s sociaux rejettent l’idée de la vocation et de « l’assistanat » au profit de l’affirmation d’un rôle professionnel axé sur l’autonomie des personnes. Ainsi, les modèles caritatifs et de la militance, décrits par Paul Fustier (2000), n’apparaissent pas ici comme des organisateurs principaux du sens donné aux pratiques, et nous concluons que ceux-ci doivent être plus pertinents pour analyser les dynamiques à l’œuvre pour les praticien-ne-s intervenant au sein de structures moins directement liées aux politiques d’action sociale d’Etat (association caritatives, ou ayant pour origine un projet militant). Par ailleurs, ces conceptions sont peut-être davantage implicites que celles formulées dans les entretiens : une méthodologie différente, plus proche de l’observation participante, aurait peut-être mis à jour un positionnement du type caritatif ou militant des participant-e-s.

Si nous ne pouvons pas repérer un discours spécifique se fondant sur l’éthique de la charité telle qu’elle s’est développée dans l’époque médiévale – ce qui tendrait à infirmer notre hypothèse à ce sujet, selon laquelle ce système de pensée antérieur continue à marquer la pensée des intervenant-e-s sociales – nous remarquons néanmoins que cet héritage historique transparaît, en creux, par la distanciation opérée vis-à-vis de celui-ci. L’éthique de la charité apparaît ainsi comme un arrière-plan, dans l’univers de pensée des aidant-e-s, se manifestant de manière ponctuelle par une position de rupture vis-à-vis de cet héritage. La thématisation dont la question de l’aide à autrui a fait l’objet dans la période médiévale n’est donc pas entièrement absente du discours, et participe tout de même de sa construction. Cette affirmation est avant tout valable pour la population d’assistantes sociales rencontrées, ce qui est à relier à leur formation en travail social : la constitution de ce champ est, comme nous l’avons vu dans son historique, fondé sur la rupture vis-à-vis des œuvres charitables au profit d’une aide sociale d’Etat.

Cette hypothèse ne peut alors être rejetée que partiellement, car si l’éthique de la charité ne se manifeste pas comme une référence pour les praticien-ne-s rencontré-e-s, elle est encore très présente à l’esprit des assistantes sociales, qui ont sans doute pris connaissance de l’histoire du travail social au cours de leur formation. Cette transmission, spécifique au groupe des assistantes sociales, peut être considérée comme étant à l’origine de la présence de l’éthique de la charité, dans un arrière-plan d’où sortent ponctuellement des propos explicites à ce sujet, comme figure repoussoir.

La figure de la charité se voit éclipsée en tant que modèle de référence pour les pratiques, mais reste un héritage présent dans l’univers de pensée, vis-à-vis duquel une rupture est opérée. Elle passe ainsi en arrière-plan, et l’on peut dire que la dialectique entre charité et prise en charge éducative, très vive à la fin du XIXe et au début du XXe siècles207, se voit remaniée, reformulée par celle que nous observons dans nos données : la « tension-opposition »208 repérable entre l’idéal de l’aide relationnelle et la figure de l’aide technico-éducative peut être comprise comme un renouvellement de la dialectique de la pensée dans le champ de l’intervention sociale.

Ceci nous amène à considérer que les sujets peuvent établir, dans leur énonciation, trois types de rapport avec des notions issues d’un héritage historique : un rapport de filiation (reprise d’une notion historiquement marquée), un rapport de rupture (rejet de la notion) et un rapport de synthèse (réactualisation qui génère un remaniement des significations de la notion).

Ainsi, la figure de l’aide technico-éducative conduit les participant-e-s à s’inscrire dans une filiation vis-à-vis de la pensée humaniste : les notions d’éducation, d’autonomie et de progrès social en sont fondatrices. Elle induit donc un rapport de rupture avec la notion d’agapè issue de l’éthique de la charité.

Parallèlement à cette rationalité, la logique qui sous-tend la figure de l’aide relationnelle instaure une certaine rupture à l’égard des notions valorisées dans l’épistémè moderne : la valorisation de la rationalité et de l’autonomie sont en partie incompatibles avec l’importance accordée au lien de confiance (ce qui implique l’affectivité) et à l’inscription de la relation dans une durée qui autorise le déploiement de processus de subjectivation. C’est pourquoi une certaine ambivalence des aidant-e-s, vis-à-vis de la notion d’autonomie, est repérable – nous y reviendrons.

Cette figure de l’aide relationnelle les amène-t-elle alors à s’inscrire dans une filiation vis-à-vis des notions centrales dans l’éthique de la charité ? Est-ce un retour à cette thématisation de l’aide ? L’aide relationnelle est, dans le discours, très clairement mise à distance de la vocation et du “pur don” : dans leur approche de cette activité, les aidant-e-s se situent davantage dans une perspective d’intérêt bien compris, lié à la pensée humaniste. Nous la considérons donc plutôt comme le résultats d’une synthèse issue du rapport dialectique entre charité et humanisme. La dialectique se “reconstitue” autour de termes différents. Si la dialectique se renouvelle, ceci tend à indiquer qu’elle a une fonction pour l’univers de pensée des aidant-e-s, que cette dynamique représentationnelle a une utilité sociale. Nous pouvons donc nous demander : quelle fonction remplit la dialogicité dans le champ des pratiques d’aide ?

Notes
206.

Comme par exemple dans les propos suivants : «  Faut dire, c’est pas, on est pas assistantes sociales au… au Secours Catholique. (…) C’est l’Etat, avec laïcité, Droits de l’Homme, et cetera, et cetera… » (Mme J., AS, Rillieux-la-Pape) ; «  Ce qui m'a amenée là, c'est ça, c'est... C'était pas l'envie de... Plus particulièrement aider les autres, c'est pas une vocation, c'est pas un sentiment... Une nature hyper altruiste, de don de soi, parce que je reste vraiment très claire par rapport à ça, je veux dire... » (Mme Cc., AS, Rillieux-la-Pape) ; « C’était l’époque où les sciences humaines, on s’investissait beaucoup, hein c’était un choix politique, presque. C’était pas par hasard, c’était pas par vocation, hein. » (Mme CF., AS, Givors).

207.

Nous rappelons ces propos de Colette Bec et Yves Lochard : « L’harmonisation du champ de la bienfaisance et de l'assistance avec le régime républicain inscrite dans le vaste mouvement de sécularisation de l'État et de la vie sociale (politique, laïcisation des hôpitaux, neutralisation des cimetières...), qui s'opère entre 1880 et 1914, voit s'affronter les républicains réformateurs animés de principes laïques et une opposition cléricale défendant l'Eglise des oeuvres et l'initiative privée qu'elle veut sauvegarder de toute ingérence étatique. » (1989, p. 38)

208.

Définition de la dialectique, dans le Trésor de la langue française : « P. ext. Rapport dialectique. Tout rapport reposant sur le principe de tension-opposition entre deux termes, deux situations, et dépassement de cette opposition. »