b. La dialectique du discours comme prise en charge des paradoxes de l’aide à autrui

Ces trois rapports de filiation, de rupture et/ou de synthèse vis-à-vis d’une notion peuvent coexister, via la polyphasie cognitive, et s’établir successivement dans le fil de l’énonciation. La transversalité de certaines notions, en rapport avec les thêmata de base, contribue comme nous l’avons vu à la mise en relation des modes de rationalité, dans un mouvement dialogique qui anime le système d’interprétation mis en œuvre – mouvement qui permet de soutenir la dynamique de la pensée, comme son organisation, et ainsi la constitution du sens donné aux pratiques sociales d’aide à autrui. Nous pouvons alors proposer la schématisation suivante :

En fonction du mode de rationalité auquel le sujet fait appel, dans le fil de son énonciation, le rapport établi avec une notion (valeur, concept…) peut varier, ce qui contribue à expliquer les contradictions repérables entre différents moments du discours. La polyphasie cognitive qui permet de se saisir de différentes formes épistémiques alimente la dialectique de la pensée et ainsi, le développement du discours. Selon la “phase” du discours, en tant que période de verbalisation marquée par une rationalité spécifique, le sens et la valeur accordée à une notion peuvent différer. Les propos suivants, tenus à différents moments de la rencontre que nous avons eue avec Mme L., illustrent ces variations et ces contradictions :

‘« Quand moi je dis que je voudrais que les personnes prennent en charge leur situation etc., leur donner le maximum d'information, pour moi, ça rentre... Dans cette démarche pour que justement, elles soient le plus autonomes possible quoi. (…) Bah plus autonomes, j'allais dire elles sont pas forcément autonomes définitivement. (…) Ben si elles ont appris quelle porte... à quelle porte il fallait sonner euh... Bon. C'est un pas vers l'autonomie. » (Mme L., AS, Rillieux-la-Pape) ’

La synthèse à laquelle aboutit Mme L. est une formulation paradoxale, puisque le fait d’être autonome correspond finalement… à se prendre en charge en faisant appel à quelqu’un. Et si cette formulation est paradoxale, elle n’est pas pour autant incohérente : elle illustre et prend en charge la complexité du travail d’accompagnement mené dans le cadre des pratiques d’aide, et ses paradoxes. Ces propos pourraient être formulés dans le cadre d’un dialogue où deux interlocuteurs échangeraient des arguments, des objections, des réponses… Ce dialogue intérieur s’appuie sur les différentes formes de rationalité, les différents discours sociaux mobilisables pour l’interprétation des situations rencontrées, ce que soulignent Anne Salazar Orvig et Michèle Grossen :

‘« Comme on peut le voir, il y a en fait un véritable continuum entre le dialogisme du dialogue — fruit de l’échange effectif — et les autres formes de la dialogisation intérieure, fruit de la discussion du locuteur avec lui-même ou de la polémique secrète constitutive de toute parole (Bakhtine, 1970). (…) Quoi qu’il en soit, ces mouvements de « balancier » ne concernent pas uniquement une opposition extérieure à l’interlocuteur mais le processus d’interprétation/compréhension des sujets aux prises avec les contradictions que suscite le dilemme. (…) Dans ces mouvements de balancier se déploie également un dialogue avec les discours reçus, avec justement les pré-construits, les représentations sociales constituées. » (à paraître, p. 9)209

La « dialogisation intérieure » que nous observons dans les entretiens s’appuie donc sur les cadres sociaux d’interprétation du monde que fournit la culture, et avec lesquels le locuteur entretient un rapport spécifique (qui peut, dans le même temps, être consensuel au sein d’un groupe) et évolutif, au fil de l’énonciation210. Ces supports symboliques de la pensée, par leur diversité, permettent de “prendre en charge” la complexité des situations auxquelles les acteurs sociaux sont confrontés, complexité liée aux multiples dimensions qu’elles contiennent (aspects matériels, enjeux psychiques, rapports sociaux…).

Nous remarquions également ces variations, ces contradictions à propos de la notion d’éducation (cf. chap. VII, A)III.), tantôt valorisée, tantôt supplantée par « l’épanouissement personnel ». Et effectivement, on voit mal comment, dans les pratiques d’aide, ne pas tenir en même temps la perspective de socialisation (dans le sens d’une prise en compte de la réalité sociale et de ses contraintes) et la perspective d’émancipation (possibilité de choix et de création), ces deux perspectives pouvant s’avérer contradictoires en certains cas de figure211. Nos observations font écho à ces propos d’Emmanuel Diet :

‘« Ce que nous constatons aujourd’hui, dans la parole des sujets de plus en plus soumis à des paradoxalités dirimantes et à des doubles contraintes inélaborables, va de pair avec d’impensables conflictualités à l’œuvre entre les exigences du social et la construction des sujets. » (2003, p. 14)’

La polyphasie cognitive apparaît ainsi comme un moyen spécifique pour contenir les paradoxes de la pratique auxquels sont nécessairement confronté-e-s les aidant-e-s. Nous avons proposé l’idée du paradoxe de l’aide : celle-ci ne pouvant être réduite ni à une conduite altruiste, ni à une conduite égoïste, et étant les deux à la fois, les moments où les participant-e-s se confrontent directement à cette question (cf. chap. VI, B)II.b.) sont marqués par une verbalisation contradictoire, hésitante, voire confuse, tandis que le fait d’affirmer, d’une part, une motivation d’ordre moral pour ce métier et, d’autre part, les bénéfices qui en sont retirés (la gratification, par exemple) – à deux moments différents de l’entretien – ne génère pas de conflit cognitif observable. Les « schèmes étranges », affirmations porteuses d’une contradiction (Flament, 1989)212, peuvent alors être analysés comme des moments où différents modes de rationalité se rencontrent, où les paradoxes contenus par la dialectique de la pensée se manifestent de manière plus particulièrement visible.

La polyphasie cognitive est sans doute ce qui soutient, par ailleurs, la « polyvalence » de l’activité soulignée par les participant-e-s, ce qui autorise une adaptabilité des pratiques au regard de la spécificité de la demande et de la situation présentées par l’aidé-e. Christine Mias, repérant également la présence d’une éthique humaniste partagée dans les équipes éducatives qu’elle étudie, souligne la nature adaptative de nouveaux cadres de pensée :

‘« Une identité collective du groupe professionnel existe dans le partage de ces valeurs [humanistes], de cette éthique commune, hérité probablement de la tradition philanthropique (confessionnelle et laïque) : une " mémoire collective" qui devrait donner du sens, et baliser les pratiques. Puisant à la fois dans ce passé et devant s'ouvrir sur des besoins nouveaux, conjoncturels, les travailleurs sociaux doivent créer des cadres adaptés à leurs actions : mélange de cadres anciens, vecteurs de tradition, et cadres nouveaux, prenant en compte les demandes récentes et les contraintes actuelles. » (1998, p. 117)’

La dialogie du discours et la polyphasie cognitive sont donc également à analyser en lien avec le contexte social et culturel dans lequel s’inscrivent les systèmes d’interprétation observés. Nous allons tout d’abord voir que la notion d’autonomie se trouve questionnée dans le contexte socioculturel de l’hypermodernité. Nous discuterons ensuite en quoi l’éthique du care et la notion d’écoute peuvent être rapportées aux enjeux auxquels l’individu hypermoderne se confronte.

Notes
209.

Article aimablement transmis par A. Salazar Orvig, en attente de publication.

210.

Comme l’indiquent Anne Salazar Orvig et Michèle Grossen : « En particulier, les sujets ne se limitent pas à répondre aux questions du chercheur mais sont engagés dans une activité qu’ils interprètent et qui elle-même évolue au gré des interactions. En outre, les participants s’inscrivent eux-mêmes comme des sujets hétérogènes pouvant se positionner par rapport à différents statuts, ce qui véhicule à son tour différentes positions énonciatives et permet l’expression de diverses opinions. Ces positionnements n’apparaissent pas comme issus d’une voix/pensée homogène. Ils sont aux prises avec diverses perspectives vis-à-vis desquelles ils déploient des rapports différents. » (p. 14)

211.

Nous repensons, par exemple, au discours de M. S. lorsqu’il dit, quand les jeunes hommes qu’il accompagne se présentent à des entretiens d’embauche en portant une casquette et des baskets, qu’il essaye « d’améliorer ça »: dans la perspective d’émancipation, le style vestimentaire n’a pas à être imposé, mais la réalité sociale est que l’employeur potentiel a effectivement plus de chances de rejeter la candidature s’ils se présentent dans cette tenue... La négociation entre les deux tendances nécessite alors des arrangements subtils, un bricolage au cas par cas.

212.

Si l’on reprend, par exemple, la citation suivante, on pourrait la qualifier de schème étrange : « Moi j'ai pas l'impression quand même de faire ce métier pour... pour qu'on me dise merci et pour... Je crois pas hein. Après, il y a peut-être un côté inconscient là-dedans mais... Mais quelque part, c'est vrai, je suis quand même assez fière de faire ce travail. (…) Je pense que oui, moi quand on nous dit merci, bah ça me fait quand même plaisir, enfin ça me fait plaisir, ça me valorise un peu quand même. » (Mme C., AS, Rillieux-la-Pape). Elle comporte « 1) le rappel du normal » : ne pas faire ce métier pour la reconnaissance ; « 2) la désignation de l’élément étranger » : ça fait plaisir quand les personnes disent merci ; « 3) l’affirmation d’une contradiction entre ces deux termes » : mais… quand même… ; « 4) la proposition d’une rationalisation » : c’est peut-être un désir inconscient.