Nous avons vu que le système de pensée né de l’humanisme repose, entre autres aspects, sur l’idée d’une perfectibilité des êtres humains, c’est pourquoi l’éducation est centrale au sein de l’humanisme : la Sociodicée se donne pour visée le progrès social, et pour outils la science et l’éducation. Le désir d’émancipation à l’œuvre chez les humanistes fait une place de choix à l’autonomie. Comme le souligne A. M. Jaggar :
‘« Les conceptions de la subjectivité morales qui privilégient l'autonomie sont l'expression caractéristique des Lumières européennes, car elles sont issues du modèle cartésien du moi. Selon cette conception, le moi est désincarné, asocial, unifié, rationnel, et essentiellement semblable à tous les autres moi. » (2004, p. 719) ’L’autonomie et la rationalité que visent l’éducation en fait un système paradoxal : la relation asymétrique entre éducateur/trice et “éduqué-e”, impliquant une certaine autorité du premier sur le second, vise néanmoins à l’émancipation du second. Ainsi, un éducateur, dans le cadre d’une discussion informelle, nous expliquait que l’objectif de son travail était de ne plus avoir de travail… Et Madame B. renchérit :
‘« Ce qu’on aspire, oui, c’est que les gens… c’est qu’on ait plus de travail ! » (Mme B., AS, Rillieux-la-Pape) ’Cette dimension paradoxale est également apparente lorsque, tout en insistant sur l’objectif d’autonomie et le principe de ne pas “trop” aider, les praticien-ne-s rencontré-e-s déplorent, par exemple, le fait que les personnes ne viennent pas plus souvent, ou fassent des démarches sans les consulter213.
Le paradoxe de la posture éducative tient, et est étayant pour les intervenant-e-s sociaux, dans la mesure où la temporalité permet et promet une évolution : l’autonomisation. L’horizon du progrès social, individuel et collectif, donné par l’humanisme correspond à cette promesse. Or, au cœur de la civilisation qui a vu naître l’humanisme, le génocide qui a eu lieu sous l’Allemagne nazie interroge la croyance en une destinée historique de progrès social, croyance sur laquelle repose la pensée du siècle des Lumières. Avec cet événement, la confiance en l’humanité se voit atteinte ; l’horizon du progrès social s’obscurcit singulièrement. Ainsi, dans l’hypermodernité, on ne croit plus guère à la Sociodicée et la flèche temporelle sur laquelle s’appuie l’humanisme de se voit par ailleurs déstabilisée par les processus de précarisation.
En premier lieu, l’après Mai 68 marque un second désenchantement du monde : après que les dieux ont déserté le monde, la figure de l’Homme se désacralise. On peut tout à fait entendre en ce sens le mot de Woody Allen : « Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même, je ne me sens pas très bien… ». Mme CF., assistante sociale rencontrée à Givors, exprime clairement un sentiment de désillusion :
‘« Moi j’avais 15 ans en 68, on était un mouvement, enfin je sais pas, on a… ma génération, c’était à l’époque y’avait vraiment une impression qu’on allait vers euh... une vie, enfin, où les gens... on était tous solidaires, fallait que... tout le monde avait droit à sa place, euh... Et bon, le travailleur social c’était celui qui permettrait à celui qui était au chômage de retrouver du travail, de s’intégrer dans un groupe et que dans un groupe on est plus fort. Le travailleur social était... permettait à chaque individu de trouver sa place, d’avoir sa place dans un groupe et le groupe donne sa force. Mais c’était peut-être un peu illusoire, quand on a vingt ans on peut toujours rêver ! (Rire) »’La conjugaison à l’imparfait indique que ce mode de rationalité, quoique présent à l’esprit de cette assistante sociale, coexiste avec un autre mode qui lui semble plus actuel, mais aussi plus “réaliste”.
En second lieu, la temporalité est vécue différemment dans un contexte marqué par la précarité (Durif-Bruckert, 2004 ; Fieulaine, 2006), puisque une éventuelle amélioration de sa condition ne sera pas, de toute façon, considérée comme acquise, ou a minima stable. L’hypermodernité apparaît en effet comme marquée par le « présentisme », comme l’analyse François Hartog (2003) :
‘« Mais ce qui me frappe dans ce moment dans lequel nous sommes, c’est la prépondérance de la catégorie du présent. D’où la proposition de dire : ce temps, ce mode du rapport au temps où domine le point de vue du présent, on peut l’appeler « présentisme » pour le distinguer du futurisme précédent. » ([8])’Sans la flèche temporelle qui vise le futur, le paradoxe de l’éducation peut alors devenir une injonction paradoxale dénuée de sens, ce qui amène à relativiser, voire parfois à rejeter la notion d’autonomie214. Si la remise en cause explicite de la notion d’autonomie est rare, on remarque qu’elle est tout de même sous-jacente dans les propos tenus par les intervenant-e-s sociales rencontré-e-s.
Par ailleurs, les entretiens montrent que parfois, l’autonomie visée par l’intervenant-e social ne correspond pas aux désirs ou aux besoins des personnes accompagnées, et qu’alors, cet idéal rencontre des limites. C’est ce dont témoigne la “figure de la dérobade”, où le projet que porte l’aidant-e, plein-e de bonnes intentions pour améliorer la situation de l’aidé-e, se heurte à la dynamique subjective (désirs, enjeux inconscients…) de ce-tte dernier-e, qui ne peut ou ne veut investir le projet élaboré dans la rencontre. La “vie bonne” qu’imagine l’aidant-e pour l’aidé-e, selon des critères d’indépendance matérielle ou relationnelle, ne correspond pas forcément à la projection qu’effectue l’aidé-e, ou à ce qui est possible pour elle/lui dans son contexte.
D’autre part, dans les situations de marginalité, de désaffiliation extrêmes, c’est l’isolement qui pose problème plutôt que la dépendance vis-à-vis d’une aide. Un SDF, une personne âgée isolée, d’un certain point de vue, sont autonomes… L’autonomie ne peut pas toujours, dans ce cas, constituer l’horizon des pratiques des divers-e-s aidant-e-s. Dans l’hypermodernité, le processus de désinstitutionalisation (Touraine, 1997) atteint un degré qui amène à se préoccuper du lien social215, à envisager ce lien comme perdu ou détérioré. Comme nous l’avions noté précédemment (cf. chap. VI, A)III.a.), ce thème est très présent dans les entretiens.
La référence à l’autonomie qui s’inscrit dans une perspective éducative de progrès social apparaît donc parfois comme insuffisante, dans le champ de l’intervention sociale, pour certaines situations, mais aussi plus largement dans un contexte marqué par la précarité (chômage, bas salaires…) : comment les travailleurs sociaux peuvent-ils “promettre” l’autonomie au public qui vient les solliciter ? Ainsi, dans les représentations actuellement à l’œuvre au sein du champ de l’intervention sociale, l’héritage laissé par la pensée humaniste, et sur lequel ce champ s’est beaucoup appuyé, se voit questionné : on observe un mouvement dialectique entre le fait de se référer à cet héritage, et le fait de témoigner de ses limites, dans le contexte actuel. L’ensemble de ces aspects contribuent à ce que l’éthique du care se constitue comme un cadre de référence alternatif vis-à-vis du modèle éducatif, cadre auquel les intervenant-e-s sociaux font régulièrement appel pour donner une signification à leur rôle et/ou orienter leurs conduites.
Comme l’indiquent par exemple les propos suivants, de praticiennes qui se réfèrent à la notion d’autonomie : « Les aider à accéder à plus d'autonomie, à se… enfin à… à se prendre en charge euh… (…) C'est vrai que souvent les gens ils posent des actes, ils posent des actes et puis quand ça commence à déraper ils viennent ici et… il aurait mieux valu accompagner les différentes démarches qui ont été faites. » (Mme MB, AS, Givors) ; «On part de la définition de l’OMS qui est, si je me souviens bien, le travail social c’est permettre à chaque individu de trouver son autonomie, d’être autonome… (…) Il me semble qu’à l’époque les gens venaient... acceptaient plus spontanément de venir nous voir... On se voyait régulièrement, c’était évident qu’on en reparlait... On mettait en place un, on parlait pas de contrat, de projet, c’est vrai que la notion de contrat et de projet elle est venue après dans les années 80, mais, spontanément, on voyait les gens régulièrement pour avancer, par rapport à... ben aux derniers entretiens, hein, qu’est-ce qu’ils avaient fait, qu’est-ce qu’on avait fait, comment se passait les problèmes. » (Mme CF, AS, Givors).
Les propos suivants montrent que la notion d’autonomie est interrogée, que les intervenant-e-s sociales tentent de la maintenir dans un contexte où elle mise à mal, et plus rarement la remettent en cause : « Autonome, ça veut pas forcément vouloir dire se débrouiller tout seul et avoir besoin de personne, hein. » (Mme L., AS, Rillieux-la-Pape) ; « Et ça je voudrais le crier haut et fort, parce que ça fait des années que je travaille, en… comment dire… en me heurtant, justement, à des théories, des définitions qui vont vers l'autonomie, mais moi je suis pas du tout d'accord, de l'autonomie globale, parfaite, à tous niveaux de la personne. » (Mme SR., CI, Givors).
Au point de frôler le pléonasme !