b. Reconfiguration de la notion d’autonomie

Notons toutefois que la notion d’autonomie se voit reconfigurée, dans l’hypermodernité : si elle est née – comme nous l’avons vu dans les prémisses de ce travail – dans le contexte d’un mouvement social de rejet de la tutelle exercée par l’Eglise et l’aristocratie, elle est à présent passée, pourrait-on dire, du côté de la contestation au côté des institutions existantes : cette notion est une valeur portée par les institutions qui exercent actuellement une autorité, et au premier chef, l’Etat.

C’est peut-être ce qui amène le passage de cette notion d’un niveau collectif à un niveau individuel216 : l’autonomie des citoyens217(« En parlant d'un pays, d'une province, d'une commune, ou encore d'une nation, d'un peuple (…) : fait de se gouverner par ses propres lois », Trésor de la langue française) devient l’autonomie de l’individu (« En parlant d'une personne : faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d'agir librement »). La notion d’autonomie perd peut-être par là sa valeur émancipatrice, pour faire émerger la notion de « responsabilité » de l’individu – qui parce qu’autonome, est responsable des choix qu’il opère –, et prend ainsi davantage une fonction normative. Notons d’ailleurs que l’usage de cette notion, au sens commun, comme dans les entretiens réalisés, correspond très souvent à l’idée qu’un individu autonome n’a pas besoin d’aide218, ce qui constitue une troisième acception de ce terme où le principe de la liberté de choix de l’individu n’est plus centrale : l’autonomie devient alors plus prosaïquement la faculté d’agir seul (même s’il s’agit d’effectuer une action qui n’a pas été choisie librement). Ce “passage” au niveau individuel de la notion d’autonomie, puis son interprétation pragmatique en terme d’action pouvant être menée de manière individuelle, participent sans doute de l’injonction paradoxale soulignée précédemment, comme l’analyse Vincent De Gaulejac :

‘« On lui [l’individu hypermoderne] prescrit d'être autonome, mais la conquête de l'autonomie passe par l'acceptation de cadres, l'incorporation d'habitus, l'intériorisation de façons de faire et d'être. » (2004, p. 130)’

Il y a donc une contradiction entre l’idée de « se déterminer librement » que porte la notion d’autonomie et la demande de normativité qui sous-tend souvent l’injonction à être autonome, cette contradiction étant liée aux deux significations que prend la notion lorsqu’elle concerne les individus. Nous comprenons mieux, ainsi, les modalités d’usage de cette notion dans le discours des praticien-ne-s de l’aide à autrui, et la place qu’elle occupe dans les représentations professionnelles. Le rapport ambivalent des participant-e-s à son égard, malgré les tentatives de reconfiguration de la notion, peut être rapporté au contexte de l’hypermodernité où la perspective du progrès social, comme perspective temporelle d’un avenir meilleur, est ramenée à l’ici et maintenant de la rencontre. Cette dernière est tout de même située dans la visée d’une évolution, mais qui se comprend davantage comme processus de transformation de l’intériorité. Par rapport à l’horizon du progrès social, l’évolution personnelle correspond à une autre thématisation de la vie bonne : non plus (ou plus seulement) vie d’un individu autonome matériellement et moralement, mais existence où la « réalisation de soi » s’exprime dans le bien-être moral, ce dernier étant un vecteur supposé du bien-être matériel – être “bien dans sa peau” serait la source de toutes les réussites219.

C’est dans ce contexte qu’émerge la notion d’écoute, qui se manifeste comme un point nodal dans le discours référé à la figure de l’aide relationnelle.

Notes
216.

Le développement de la notion “d’autonomie individuelle” est également à relier aux travaux de John Rawls, et à sa “théorie de la justice”, qui marque fortement le conceptions morales de notre époque.

217.

« Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1989): dans ce cadre, l’autonomie des citoyens correspond à ce que ceux-ci déterminent collectivement leurs propres règles (ce qui correspond à l’étymologie de ce terme).

218.

Ce qu’illustrent par exemple les propos suivants : « INT : D’accord. Alors, vous disiez accompagner vers une autonomie. C’est une notion qui m’intéresse, comment vous la comprenez, pour vous ? qu’est-ce que ça signifie pour vous ? Mme B. : Ce que ça signifie, c’est que, au bout d’un moment, les gens ils reviennent plus quoi, ils se débrouillent tout seuls. Et il y en a, c’est clair que c’est juste à un moment donné ils ont besoin d’un petit coup de pouce… On leur donne… enfin, on leur donne… on trouve avec eux, et euh… après, c’est bon, ils n’ont plus besoin de nous. »

219.

Si nous pensons que certaines dynamiques inconscientes peuvent effectivement faire obstacle à l’action créatrice du sujet dans le monde, la place et les rapports sociaux (statut et condition sociaux, discriminations…) dans lesquels sont ancrés les sujets tendent à être “gommés” par cette idée, présente de manière plus ou moins explicite dans les entretiens étudiés ici, mais que l’on rencontre également fréquemment dans d’autres contextes.