II. Aide relationnelle et notion d’écoute dans l’hypermodernité

a. L’objet du travail

A l’issue de l’analyse du contenu des entretiens, on remarque que les aspects matériels, dans le discours, ont une part restreinte dans la verbalisation. Si les assistantes sociales abordent plus fréquemment les conditions de vie et la situation financière des personnes aidé-e-s, lorsqu’elles parlent des difficultés rencontrées par ceux et celles-ci, ces aspects sont quasiment anecdotiques dans les propos des conseiller-e-s en insertion, où les troubles et la souffrance psychique, la dévalorisation des aidé-e-s prennent une part plus importante (cf chap. VII, A) I. c.). Le terme d’ « allocation », ou « allocataire » n’est employé qu’une seule fois par les treize conseiller-e-s en insertion dont l’intervention est en lien avec le chômage et le dispositif RMI, dans l’espace de plus de vingt heures d’entretiens. Dans une société que l’on qualifie volontiers de matérialiste (au sens commun), la question des ressources financières des personnes percevant une allocation chômage ou RMI apparaît au contraire, pour ces intervenant-e-s sociaux, comme un tabou. Le champ du travail « dans le social » serait-il un sanctuaire d’où l’économique est exclu ? Le social semble ainsi se constituer comme un espace spécifique, dans une opposition avec le « monde de l’entreprise » :

‘« Auparavant je travaillais plutôt dans le secteur marchand, on va dire, donc avec des relations tout à fait différentes. (…) Et… dans le métier qu'on… que je fais aujourd'hui, j'ai trouvé justement une vérité au niveau du relationnel, c’est-à-dire  que moi je joue pas un rôle, parce que dans la vente on joue un rôle, donc je peux être moi-même. Et en même temps la personne qui est en face de moi je suis pas là pour la manipuler ni rien. (…) J'ai l'impression que moi, par rapport à ma vie personnelle, ça m'apporte beaucoup. » (M. G., CI, Givors)’

« L’enrichissement humain » retiré de la pratique, que revendiquent une majorité de participant-e-s, apparaît comme un motif dominant dans la motivation à exercer une activité professionnelle “dans le social”, ce champ représentant le lieu privilégié de l’humain. Le dualisme social/entreprise se rattache donc aux dualismes humain/inhumain, moral/immoral, ce qui contribue à assurer une identité professionnelle positive.

De manière générale, l’objet du travail est assez peu décrit, dans le discours étudié, comme étant l’amélioration des conditions matérielles de vie des aidé-e-s. On pourra penser que ces aspects étant par trop évidents, ils sont implicites. Mais les larges développements des participant-e-s autour des difficultés d’ordre psychologique, de leur activité relationnelle, montrent que c’est la “condition psychosociale” qui se constitue comme objet principal de l’attention des praticien-ne-s. Cette analyse peut être reliée à celle de Didier Fassin, décrivant l’ethos, comme ensemble de conceptions du monde et de l’être humain, qui contribue à structurer les politiques sociales :

‘« Dans la dernière décennie du XXe siècle, l’ethos de la vie politique française s'est construit autour d'un rapport empathique au social. Les inégalités ont été pensées en termes d'exclusion, leurs conséquences sur les individus ont été décrites comme une souffrance, des réponses collectives leur ont été apportées sous la forme d'une écoute. (…) Avec la souffrance et l'écoute inscrites dans les politiques de l'État, on assiste à la consécration d'un discours et à l'officialisation d'une pratique qui légitime une nouvelle manière d'administrer la question sociale. » (2004, p. 8 et 13)’

Ainsi, la notion d’écoute, dont nous avons vu qu’elle fonctionne davantage, dans le discours, comme une valeur morale que comme une modalité précise de la pratique, s’inscrit dans cet ethos, proposant une certaine interprétation des problématiques rencontrées par les intervenant-e-s sociales : ce qui pose problème est avant tout, d’après les propos de ces praticien-ne-s, la souffrance des personnes. Le terme de souffrance est, contrairement à celui d’allocation, récurrent dans les entretiens (60 occurrences dans l’ensemble du corpus contre 14 pour les termes allocation et allocataire). Ces deux termes ne sont pas à renvoyer dos-à-dos, mais leurs usages respectifs traduisent bien la focalisation de l’attention sur la dimension subjective de l’expérience des personnes aidées.

La notion d’écoute, d’après ce que nous avons observé lors de l’analyse de contenu des entretiens, est également à comprendre comme renvoyant à une croyance : les vertus quasi magiques accordées à la parole invitée par l’écoute, le flou, voire le vide de son contenu et le fait que certaines participantes disent que quand elles « ne peuvent rien faire », demeure l’écoute, nous amènent à penser que son invocation récurrente (301 occurrences au total pour le verbe écouter et son substantif) ressort en partie d’une défense liée au mécanisme de réparation obsessionnelle. Le rapport enchanté à la parole, l’embarras (hésitations, silences) souvent suscité par le fait de demander à quoi correspond l’écoute, indiquent tous deux qu’elle n’est pas nécessairement sous-tendue par un acte affectif de réparation, qui repose sur la reconnaissance de la demande de l’autre – ce qui ne signifie pas que l’écoute proposée par les intervenant-e-s ne puisse pas, à certains moments, participer d’une réelle préoccupation pour l’autre et se constituer comme support et/ou expression de l’éthique postérieure. Support, en ce qu’elle donne à entendre le point de vue de l’aidé-e (ce qui est nécessaire pour sa prise en compte) ; expression, en ce qu’elle peut soutenir un processus de subjectivation – nous discuterons infra des conditions de possibilité de ce versant, où l’écoute peut éventuellement participer d’un positionnement éthique des aidant-e-s.

Lorsque le sens donné à l’aide professionnalisée se réfère à la figure de l’aide relationnelle, où la notion d’écoute se constitue comme un point nodal, c’est la relation qui constitue l’objet de l’intervention. Ce qui apparaît au premier abord comme une tautologie ne l’est pas tant, puisque dans le schéma de réparation, l’objet de l’intervention est compris comme étant l’aidé-e lui/elle-même : il s’agit d’exercer une action sur la personne afin qu’elle soit réparée ou perfectionnée et ainsi mieux adaptée au contexte social. Nos observations sont congruentes avec celles qu’effectuent Christian Laval et Bertrand Ravon :

‘« Ce changement d’adresse du social (du bénéficiaire à la relation elle-même) renvoie à une transformation du social et de sa lecture (…). Dans ce cas, la question n’est plus celle de la progression socio-éducative de l’usager dans la vie sociale, mais celle de son maintien dans les espaces qu’il est susceptible de traverser. » (2005, p. 244)’

Il y a donc une décentration de l’objet du travail : de l’individu à la relation. Ceci nous amène à discuter plus précisément l’hypothèse que nous avions formulée concernant l’éthique du care : celle-ci devient une référence importante, dans les pratiques d’aide, ce qui apparaît au travers de l’attention portée au lien, tout au long des entretiens, mais aussi au travers du principe de respect de l’autre, de son individualité.