b. L’éthique du care comme référence d’une aide centrée sur la relation

‘« Avant les assistantes sociales, elles allaient chez les gens et elles leur disaient un peu comment il fallait se conduire… ce qu’il fallait faire. C’était la bonne parole. Là, maintenant, on est… on est plus à l’écoute des gens. Ils ont des droits, on doit respecter leurs droits et c’est très important de le faire. Et ça… ça va aussi dans la construction de l’individu. » (Mme J., AS à Rillieux-la-Pape)’

Comme l’indiquent les propos Mme J., la valeur sous-jacente au principe moral de « respect » est la « construction de l’individu » ; la notion d’ « écoute » est par ailleurs associée à cette logique de pensée. L’individualité se manifeste comme objet privilégié d’attention(s) – dans tous les sens du terme220.

La notion de respect est associée à la dimension du sacré : « sentiment de vénération, attitude de révérence envers le sacré » (définition du terme respect dans le Trésor de la Langue Française). L’individualité est-elle, après le Divin, après l’Homme, le nouveau lieu sacré de notre culture ? La notion de « respect », très présente dans les entretiens (63 occurrences), correspond à l’attention portée à la subjectivité de l’aidé-e221 et prône ainsi une sollicitude, un souci de l’autre en tant qu’être désirant, au-delà de ses besoins matériels et de sa situation sociale. C’est pourquoi « l’écoute », en tant que mode d’accès à la subjectivité de l’autre, est une notion centrale dans la figure de l’aide relationnelle. La notion de respect engage la responsabilité de l’aidant-e vis-à-vis de l’aidé-e (« on doit respecter leurs droits »), et ces dernier-e-s le mentionnent ponctuellement. Elle se situe donc dans la perspective définie par l’éthique du care : « la relation décrite engage la responsabilité de celui qui prend soin d’autrui » (Brugère, 2006, p. 127). L’inspiration de cette éthique du care est manifestement reliée à la réflexion philosophique développée par Emmanuel Levinas222.

Nous pouvons formuler l’idée que, dans la société hypermoderne – avec la préoccupation pour le lien et l’intériorité qui la caractérisent –, les valeurs morales “s’adaptent” au contexte culturel qui propose une certaine conception de l’être humain, de la société (un ethos). La posture éthique du care apparaît comme liée, même si c’est en partie dans un rapport d’opposition, à l’interprétation du monde proposée (mais aussi imposée) par l’idéologie à l’œuvre dans l’hypermodernité. Elle se constitue donc comme une “valeur montante” au regard de la notion d’autonomie issue de l’éthique humaniste223. Mme J. témoigne de ce changement de paradigme, en tant que « conception théorique dominante » (Trésor de la langue française), au sein du travail social, lorsqu’elle dit qu’auparavant, les assistantes sociales transmettaient des valeurs, alors qu’à présent, c’est une posture « d’écoute », traduisant une volonté du respect de la singularité, qui se constitue comme paradigmatique des pratiques.

L’authenticité224 apparaît par ailleurs dans les entretiens comme une conduite socialement désirable, en tant que lieu d’expression de l’individualité, de la singularité. L’authenticité s’oppose à la conformité, et la valorisation de la singularité et de la sincérité, au sein de l’intervention sociale, peut être rapportée au phénomène de désinstitutionalisation qui traverse notre culture. Selon Alain Touraine, le mouvement de désinstitutionalisation induit un processus se caractérisant par « l'affaiblissement ou la disparition des normes », par « la disparition des jugements de normalité » (1997, p. 54), et la valeur accordée à l’authenticité peut être comprise comme l’un des aspects de la culture hypermoderne.

Or, si l’authenticité apparaît dans les entretiens comme la condition d’un échange satisfaisant, la désinstitutionalisation à laquelle elle correspond peut dans le même temps favoriser la possibilité d’un passage à l’acte. En effet, du fait de la désinstitutionalisation, l’interaction est partiellement dégagée des normes, des représentations sociales partagées qui tissent un réseau de significations sur lesquelles s’appuie la symbolisation, et le défaut de symbolisation peut ainsi rendre plus probable le risque d’une déliaison de l’agressivité, dans la relation. Cette déliaison est repérable (et repérée) dans les propos de Mme C., par exemple :

‘« On va mener l'entretien et il y a parfois des fois où je me dis mais on est peut-être... Des fois je me dis : j’y suis peut-être allé un peu fort, est-ce que cette personne... Est-ce que ça a pas été un peu violent, ce que je lui ai dit, et puis peut-être que c'était nécessaire, mais... » (Mme C., AS)’

L’éthique du care peut alors être comprise comme un possible “contrepoids”, face aux risques que fait courir la désinstitutionalisation, et plus largement l’hypermodernité (Beck, 1986), ici sur le plan de l’interaction. L’attention portée à l’autre apparaît comme un moyen spécifique de maintenir un rapport éthique à autrui dans le contexte d’une société hypermoderne, où l’individu et sa singularité sont vécus et pensés comme des valeurs centrales.

La désinstitutionalisation comporte indéniablement un versant positif (du point de vue d’une morale valorisant l’émancipation et l’égalité), puisque autorisant une mise à distance des normes et rôles sociaux225. L’émancipation des femmes, des homosexuel-le-s (etc.), n’aurait sans aucun doute pas pu se produire sans ce mouvement. Par ailleurs, les difficultés spécifiques qu’elle induit (précarité, désaffiliation, poids de la responsabilisation et du questionnement existentiel…) constituent de nouvelles questions éthiques à prendre en charge. Les interactions étant moins codifiées, moins normalisées donc dans le même temps moins régulées par le “prêt-à-porter” d’un rôle social clairement défini, l’économie d’une réflexion éthique peut difficilement se faire sans dommages, c’est-à-dire sans la mise en acte d’une agressivité au sein de l’interaction. La désinstitutionalisation à l’œuvre dans notre culture comporte ainsi pour nous sa part d’ombre (précarité, risque de la violence lié à un étayage moindre des cadres symboliques…) comme sa part de lumière (émancipation, possibilité de la mise en œuvre d’une réflexion éthique par chacun-e…).

Les représentations sociales qui contribuent à déterminer les valeurs morales sur lesquelles s’appuie l'éthique restent socialement définies et transmises, tout en reposant de plus en plus sur une responsabilité individuelle. Comme l'analyse Alain Erhenberg :

‘« Le séisme de l'émancipation a d'abord bouleversé collectivement l'intimité même de chacun : la modernité démocratique – c'est sa grandeur – a progressivement fait de chacun de nous des hommes sans guide, nous a peu à peu placés dans la situation d'avoir à juger nous-même et à construire nos propres repères. » (1998, p. 14) ’

L’éthique du care trouve peut-être là sa spécificité par rapport aux systèmes d’éthique antérieurs : celle d’être liée à une responsabilité, pensée dans l’ici et maintenant, plutôt qu’à des principes moraux généraux. Il s'agit alors de « trouver-créer », selon le terme de D. W. Winnicott, un positionnement éthique. Chaque intervenant-e se trouve amené-e à réaliser un bricolage pour faire tenir ensemble les missions qui lui sont confiées, la demande que lui formule l’aidé-e et la dimension éthique – ce qui n’est pas négatif, mais y a-t-il suffisamment de points d’appui, de temps et d'espaces au sein des institutions, pour que cette élaboration puisse avoir lieu?

Nous comprenons mieux, à présent, pourquoi l’aide relationnelle et l’éthique du care se trouvent au cœur des représentations professionnelles, tant des assistantes sociales que des conseiller-e-s en insertion rencontré-e-s : ce paradigme de l’aide à autrui entre en résonnance avec les modèles culturels à l’œuvre dans l’hypermodernité, où une valeur particulière est accordée à la subjectivité et au lien à l’autre. Ces praticien-ne-s sont traversé-e-s, comme tous les membres de la société française, par les systèmes d’interprétation privilégiés à l’œuvre dans la culture, et adhèrent ainsi à une éthique du care qui fournit un système de valeurs, certes moins codifié que les systèmes antérieurs, mais peut-être est-ce dû à son émergence récente ? Cette “éthique désinstitutionalisée”, en ce qu’elle s’indexe sur les coordonnées de la rencontre (son contexte et ce qui s’y produit) plus que sur des idéaux généraux, tient-elle à un moment de changement culturel, à une période transitoire qui marquerait une transformation profonde des structures sociales pour en faire advenir de nouvelles, ou s’agit-il d’un aspect spécifique et durable d’une culture de l’après-modernité ? Il est sans doute trop tôt pour trancher cette question, les décennies à venir viendront sûrement y apporter quelque réponse.

Notre hypothèse concernant la place importante de l’éthique du care dans le système de pensée, et plus particulièrement les représentations professionnelles qui orientent la posture morale des intervenant-e-s sociaux, est donc vérifiée. Si l’éthique du care apparaît comme liée au versant positif de l’hypermodernité, il y a dans le même temps une possible illusion dans l’aide relationnelle, illusion qui constitue son versant mortifère : le mouvement qui prône la « réalisation de soi », le « développement personnel », tout en étant culturel, se vit sur le mode intime de valeurs personnelles choisies en toute “liberté”, s’opposant à une commande sociale. Or nous voyons, au travers du large consensus qui s’opère autour de ces valeurs, qu’elles participent d’une idéologie, d’un ensemble de représentations socialement construites et transmises.

Notes
220.

Concentration de l’intérêt, curiosité, mais aussi soin, délicatesse avec laquelle on traite un objet.

221.

Le respect est défini comme le « sentiment qui incite à traiter quelqu'un avec égards, considération. (…) Fait de prendre en considération la dignité de la personne humaine. » (Trésor de la Langue Française). Ne pas sentir respecté est lié au sentiment de voir son “intégrité psychosociale”, son identité, sa dignité et/ou sa subjectivité, atteinte par la conduite de l’autre.

222.

« (…) le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire, sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère. » (Levinas, 1964/1972, pp.52-53)

223.

Un ami éducateur, avec lequel nous avons eu des échanges autour de ce travail, disait par ailleurs que le « lien social » est la nouvelle “tarte à la crème” du travail social, après celle de « l’autonomie ».

224.

Comme l’indique sa définition : « Vérité intrinsèque, qui correspond aux tendances, aux sentiments profonds de l'homme, qui traduit son originalité en particulier. (…) Valeur profonde dans laquelle un être s'engage et exprime sa personnalité »(Trésor de la Langue Française) .

225.

Nous n’irons pas jusqu’à affirmer que la désinstitutionalisation réduit un certain déterminisme, la construction sociale des conduites, ceci restant l’objet d’une interrogation, pour nous.