c. L’illusion hypermoderne : une négation de notre inscription dans un contexte matériel, social et culturel

Cette illusion d’un libre choix de valeurs dont la transmission sociale est manifeste apparaît alors comme fondamentale, voire fondatrice, dans la culture hypermoderne (quoique existant sans doute de tous temps, à des degrés divers) : il y a là une dénégation des systèmes symboliques qui sous-tendent nos conduites, comme nos représentations, ce qui transforme, comme l’analyse Eugène Enriquez, l’individu pervers en « idéal type de l’individu hypermoderne » (2004). La perversion est en effet, au sens large, un mode de rapport au monde où, tout en connaissant les systèmes symboliques structurant une société donnée (catégorisations sociales, lois, institutions, normes…), l’on se considère comme échappant à ces déterminations ou ces règles sociales, où on les réduit à leurs aspects matériels, tangibles, leur retirant par là le sens qui les anime : ce dernier processus peut être qualifié par le terme de désymbolisation. La désymbolisation favorise donc un rapport au monde où les enjeux sociaux sont masqués226. Ce masquage est repéré par Vincent de Gaulejac :

‘« L'individu doit “se réaliser” quelles que soient par ailleurs les conditions objectives qui favorisent ou empêchent de réussir. » (2004, p. 130)’

Quand l’aide relationnelle conduit à nier les conditions matérielles et socio-culturelles dans lesquelles l’aidé-e est situé-e (ce qui n’est pas toujours le cas), en faisant comme s’il suffisait de “vouloir pour pouvoir”, elle “gomme” la trame sur laquelle se tissent les comportements et se situe dans l’illusion d’une toute-puissance de l’individu. Nous ne voulons pas dire par là que les aidant-e-s rencontré-e-s sont pervers-es, mais qu’ils/elles sont pris, comme nous le sommes tou-te-s (à des degrés divers aussi) dans cette négation de notre inscription dans un contexte social et culturel.

La désinstitutionalisation met à mal les supports symboliques que fournit la culture, et la désymbolisation peut être comprise comme le corollaire de ce processus. Christine Durif-Bruckert, à travers son analyse du « modèle anorexique », montre comment ce symptôme se nourrit (!) de la désymbolisation spécifiquement à l’œuvre dans l’hypermodernité :

‘« [L’anorexie] se présente comme une incarnation de la désymbolisation dans une impossibilité d’habillage de la “charpente” corporelle. Elle est érigée au sein d’un troc qui n’a plus les termes d’un contrat. (…) On observe (…) un état de défaillance des fonctions de médiation et des références symbolisantes, à l’origine de la structure du lien social. » (2007, pp.158 et 163)’

Pour autant, s’il y a une désinstitutionalisation, des modèles culturels, des idéologies circulent, comme le souligne par ailleurs Christine Durif-Bruckert, et nous en voyons l’expression dans le champ de l’intervention sociale : la valeur accordée à l’individualité, à la « réalisation de soi », se montre – au travers de sa récurrence dans le discours – comme une idéologie consensuelle. On voit donc toute la complexité des enjeux qui traversent notre culture, où l’émancipation vis-à-vis de normes antérieures semble s’effectuer au prix d’une certaine désymbolisation.

Après avoir situé l’univers de pensée observé dans la rencontre et l’analyse des propos tenus par des praticien-ne-s du champ social dans le contexte socioculturel qui le sous-tend, nous allons finalement tenter de comprendre son rapport avec le contexte plus spécifique de l’interaction aidant-e/aidé-e et du cadre institutionnel au sein duquel elle prend place, ce qui permettra d’analyser l’ancrage psychosociologique des représentations étudiées. Par ailleurs, les différences observables dans le discours des assistantes sociales et des conseiller-e-s en insertion nous renseigneront sur l’ancrage sociologique de leurs représentations professionnelles.

Notes
226.

Le fait d’avoir chez soi une machine à café dont le symbole est très clairement celui du luxe, par exemple, va être rapporté à la qualité gustative du café plutôt qu’au statut social que sa possession indique… et pourtant c’est très probablement ce qui a poussé à l’acquérir. L’image du masque est liée à l’idée que ces enjeux ne sont pas ignorés, mais l’on fait “comme si” ils n’existaient pas.