a. Entre socialité primaire et socialité secondaire

Selon Jacques Ion (2005a), le travail social tel qu’il s’est construit et développé à partir des années 60 est lié à l’idéal éducatif, le modèle de l’accompagnement étant davantage lié aux nouvelles pratiques qui, depuis les années 80, s’organisent sur le front de “l’exclusion”. Ces deux modèles de l’aide sont repérables dans notre corpus, via l’analyse de contenu et le traitement du logiciel Alceste. Si Jacques Ion décrit ces deux modèles comme différenciant des praticien-ne-s qui, d’un côté, s’inscriraient dans un modèle éducatif, et de l’autre, dans une modalité d’accompagnement, nos résultats tendent plutôt à montrer que les intervenant-e-s sociales se réfèrent alternativement à ces deux conceptions du rôle. Ceci peut être lié au fait qu’en l’espace de quelques années, la référence au modèle de l’accompagnement s’est solidement installée dans le paysage de l’intervention sociale.

L’idéal éducatif, tel qu’il est décrit par Jacques Ion, soutient manifestement le discours des assistantes sociales quand leurs propos sont axés sur la dimension technique de leur rôle, la visée d’autonomie à laquelle il correspond – ce qui n’a rien d’étonnant au regard du fait que ce modèle a émergé dans le champ du travail social. Les résultats plus surprenants sont que ce modèle de l’aide technico-éducative n’apparaît pas comme une référence centrale, l’aide relationnelle (avec les notions d’écoute, d’accompagnement, de soutien moral) étant davantage un modèle de référence pour les assistantes sociales. On se serait attendu à ce que les assistantes sociales fassent davantage appel à l’idéal éducatif qu’au modèle de l’accompagnement lorsqu’elles parlent de leurs pratiques. Or il n’en est rien, et de plus, elles revendiquent cette activité relationnelle plus que ne le font les conseiller-e-s en insertion (même si celle-ci est un modèle central pour eux/elles également).

Ces dernier-e-s, lorsqu’il s’agit de décrire l’activité à laquelle correspond leur rôle, développent davantage les compétences techniques auquel il fait appel (cf chap VII, A) I. a.). Comment peut-on expliquer ces résultats, c’est-à-dire le fait que les conseiller-e-s en insertion décrivent davantage leur rôle en termes de compétences techniques (ce qui est en rapport avec le schéma de réparation ; Goffman, 1968), et que leur activité tende par ailleurs, plus que celle des assistantes sociales, à une normalisation des personnes aidées, comme nous l’avons induit des déclarations de ces praticien-ne-s ? Ce sont donc les conseiller-e-s en insertion, n’ayant aucune formation en travail social227, qui semblent les plus marqués par le modèle technico-éducatif issu du travail social… Nous comprenons mieux ces résultats si nous les mettons en parallèle avec les observations de Paul Fustier (2002), concernant les associations oeuvrant dans le champ du travail social :

‘« La petite association est composée de bénévoles ou de néo-professionnels adoptant une posture militante, créant une organisation « chaude » favorisant la proximité relationnelle marquée par la socialité primaire et le primat de la spontanéité et du partage de vie. Le modèle antagonique de la grosse association est formé de professionnels salariés, agissant, dans un cadre de travail préétabli et strict, à partir d’une compétence appuyée sur des savoirs théoriques. » (2002, [1])’

Les associations intervenant, en rapport avec le dispositif RMI, dans le secteur de l’insertion professionnelle et auxquelles appartiennent la quasi totalité des conseiller-e-s en insertion rencontrés ont connu en quelques années une évolution conduisant à une structuration plus forte de leur organisation et de leur activité : à leur création, celles-ci fonctionnaient sans doute davantage sur le registre de la socialité primaire, où les liens affectifs sont forts et les relations marquées par l’échange par le don ; après plusieurs années d’existence, leur structuration conduit à une “secondarisation” de la socialité. La technicité de l’intervention est à relier, comme le souligne Paul Fustier (2000), à une modalité de travail principalement axée sur la socialité secondaire :

‘« [Le travail social purifié] fait appel à la socialité secondaire ; il suppose un contrat clair qui désigne précisément un objectif et la place de chacun. Comme c’est une résolution technique, « objective », qui est visée, cette forme de travail social se présente comme délivrée des scories du relationnel. » (2000, p. 74)’

Le langage de l’entreprise, très présent dans les entretiens des conseiller-e-s en insertion, témoigne de cette secondarisation de la socialité, où les échanges sont contractualisés. L’insistance de ces praticien-ne-s sur la part technique de l’activité peut ainsi traduire ce mouvement, d’autant plus favorisé par l’évaluation des pratiques développées dans ces associations, mise en oeuvre par leurs financeurs. Cette évaluation correspond à une vérification du travail mené par les « opérateurs d’insertion », étant pour la plupart des associations loi 1901, dans le département du Rhône. Ces dernières peuvent à la limite être comprises comme des “sous-traitants” pour la mission d’insertion professionnelle liée au dispositif RMI et au système d’assurance chômage.

La vérification du travail réalisé par leurs salarié-e-s joue, comme nous l’avons vu, un rôle important pour les conseiller-e-s en insertion : le sujet de l’évaluation de leurs pratiques est largement développé dans les entretiens, au point que leur « taux de réussite » (correspondant à la proportion de « sorties positives », c’est-à-dire au pourcentage des personnes qui, à l’issue de l’accompagnement, ont trouvé un emploi ou sont engagées dans un processus de formation) devient parfois une composante de leur identité professionnelle.

Les différences observables dans les propos des deux groupes professionnels observés traduit l’ancrage sociologique de leurs représentations, que nous pouvons relier aux enjeux spécifiques à chaque groupe. L’évaluation des pratiques apparaît donc comme un facteur qui tire les pratiques du côté de la socialité secondaire, et ainsi de la technicité, au détriment de la dimension relationnelle, s’inscrivant dans une socialité mixte :

‘« Par contre le travail social non aseptisé relève d’une socialité mixte, secondaire mais aussi primaire. Ce qui insiste c’est la force du lien, la puissance des affects mobilisés. » (Fustier, 2000, p. 75)’

Ainsi, si les deux groupes de praticien-ne-s rencontré-e-s développent un discours comprenant ensemble les figures relationnelle et technico-éducative, les conseiller-e-s en insertion affirment plus que les assistantes sociales la technicité de leur rôle, ce qui peut être mis en rapport avec le contexte institutionnel (évolution du champ de l’insertion, évaluation des pratiques) dans lequel il s’inscrit. Par ailleurs, l’une des participantes exprime très clairement l’idée qu’un enjeu fort de défense de l’identité professionnelle est à l’œuvre pour les conseiller-e-s en insertion :

‘« On est professionnel et du coup... On valorise notre boulot. Parce que c'est vrai que si nous, on... on est un peu... Je dirais... L'image qui a été faite avant des CIP, oui, bon ben c'est bien ils rencontrent leurs petits bénéficiaires dans leurs bureaux, voilà. » (Mme O., CI, Rillieux-la-Pape)’

Ces dernier-e-s ont à faire valoir leur compétence vis-à-vis des praticien-ne-s formé-e-s en travail social, ce qui contribue à expliquer le fait que l’affirmation d’un savoir-faire technique se fasse plus forte dans leurs propos, que le rôle soit davantage référé à la socialité secondaire. Ceci n’oblitère pas pour autant une référence conjointe à l’aide relationnelle, qui se vit souvent sur le mode de la socialité primaire. Nous avons en effet vu (chap. VII, B)II.) que, dans le discours des intervenant-e-s, « l’écoute » et la « parole » fonctionnent comme des objets qui, par leur échange, fondent une alliance entre aidant-e et aidé-e, dans un régime d’échange par le don. Ce jeu entre socialités primaire et secondaire est à rapprocher de la dialectique qui se développe entre rôle idéal et rôle prescrit.

Notes
227.

La formation de conseiller-e en insertion professionnelle, qui n’est pas indispensable pour occuper ce poste, s’effectue dans des organismes distincts (AFPA, par exemple) de ceux formant au travail social.