b. La dialectique entre rôle idéal et rôle prescrit

L’aide relationnelle apparaît, à partir de l’analyse Alceste et de l’analyse de contenu des entretiens, comme une référence importante dans l’identité professionnelle, chez les assistantes sociales principalement, mais aussi pour les conseiller-e-s en insertion. Elle contribue à définir l’horizon idéal des pratiques, tout en coexistant, pour un-e même praticien-ne avec la référence à l’aide technico-éducative. Nous avons vu que le discours qui peut être rattaché à la figure de l’aide technico-éducative est plus différencié228 selon le groupe professionnel auquel appartiennent les praticien-ne-s : l’appartenance sociologique des participant-e-s est un facteur induisant des contenus plus spécifiques à chaque population, même s’ils correspondent, dans leur diversité, à une rationalité qui peut être rapportée au schéma de réparation (au sens goffmanien), à une compréhension de l’intervention en tant que mise en œuvre de compétences techniques. Ces observations nous ont conduite à analyser la dynamique du discours, entre les deux pôles de l’aide relationnelle et technico-éducative, comme une dialectique entre rôle idéal et rôle prescrit. Nous allons pouvoir, ici, développer cette idée.

L’aide relationnelle apparaît, dans les entretiens, comme la part valorisée et valorisante de l’activité. Elle est perçue comme produisant des effets durables (et évite ainsi « la répétition ») au travers de l’évolution personnelle de l’aidé-e – visée dans ce mode de rationalité. D’autre part, elle est manifestement vécue comme valorisante, car envisagée comme socialement désirable par les participant-e-s, en tant que conduite pouvant être rattachée aux valeurs morales de respect des choix et de l’individualité des aidé-e-s. De plus, ce travail relationnel se met en œuvre dans le cadre d’une relation de confiance et d’une adhésion de l’aidé-e à la démarche qui lui est proposée, il crée un « être ensemble » satisfaisant, sur le plan relationnel, de part et d’autre, ce dont témoignent les participant-e-s. Nous avons vu, au travers de “la figure de l’apprivoisement” et de “la figure de la réparation” (récurrentes dans le récit d’expériences professionnelles à connotation positive), que la création d’un lien de confiance et que l’activité d’étayage, principalement sous sa forme de soutien moral (« valorisation »), sont perçues et vécues de manière très positive par les participant-e-s.

L’ensemble de ces éléments nous amènent à conclure que la figure de l’aide relationnelle contribue fortement à la définition du rôle idéal, pour les intervenant-e-s sociaux. Nous avons précisé que le rôle idéal correspond aux représentations d’une “bonne pratique” : il peut, à la limite, être compris comme un “idéal du moi229 en tant que professionnel”. Ce rôle idéal témoigne donc des valeurs portées par les praticien-ne-s rencontré-e-s, c’est en ce lieu psychique, si l’on peut dire, que sont ancrées les motions surmoïques soutenues par les cadres sociaux de la morale.

Nous avons observé qu’un rapport dialectique se développe entre les deux pôles – aide relationnelle, aide technico-éducative – à partir desquels s’organise le discours sur la pratique. L’aide relationnelle, comme part idéalisée et satisfaisante de la pratique, est souvent mise en opposition avec le rôle prescrit, décrit en rapport avec une exigence institutionnelle de résultats (pour les conseiller-e-s en insertion) ou de cadrage de l’activité (pour les assistantes sociales), qui correspondent à une vision techniciste de l’intervention. Une tension est repérable entre ce qui est présenté comme le rôle idéal que les intervenant-e-s souhaiteraient remplir, lié à la visée de subjectivation, pour l’aidé-e, et le rôle que les participant-e-s disent leur être prescrit institutionnellement, davantage relié à la normalisation et/ou au contrôle. Le rôle idéal tend vers la socialité primaire et le régime d’échange par le don ; le rôle prescrit, du fait du cadrage technique de l’intervention, tire du côté de la socialité secondaire et de l’échange contractualisé.

L’hypothèse que nous avions formulée à l’issue de la phase exploratoire de recherche se voit ainsi reformulée au regard des résultats de la seconde phase d’investigation : nous inspirant des travaux de Guimelli et Reynier (1999) sur les représentations des infirmières, nous proposions l’hypothèse que la perspective sociale pouvait être reliée au rôle prescrit, tandis que l’aide relationnelle correspondait davantage aux représentations professionnelles du rôle propre. La notion de rôle idéal nous semble finalement mieux à même de rendre compte de la dialectique entre les deux pôles du discours, la synthèse se réalisant dans le rôle effectivement joué dans les pratiques (rôle réel). La notion de rôle propre ne permettant pas la distinction entre la dimension idéale du rôle et celui que les intervenant-e-s se voient tenir dans l’interaction avec les aidé-e-s, il nous semble plus juste d’introduire ce troisième terme, puisqu’un débat interne entre rôle prescrit et rôle idéal est repérable dans le discours tenu sur la pratique.

La dialectique entre rôle idéal et rôle prescrit apparaît ainsi comme une dynamique de la pensée qui se saisit de diverses rationalités disponibles dans la culture, celle de l’éthique humaniste et celle de l’éthique du care en particulier, pour produire un mouvement dialogique qui permet de faire cohabiter l’idéal et l’adaptation au poste de travail (qui répond au principe de réalité : un rôle trop en décalage vis-à-vis des missions définies institutionnellement mettrait l’intervenant-e en difficulté). Nous comprenons alors l’ancrage psychosociologique (Doise, 1992) qui sous-tend les représentations observées, et comment celui-ci s’articule à l’ancrage psychologique éclairé dans le premier temps de cette discussion. La polyphasie cognitive traduit – dans les deux acceptions : rend visible et interprète – le contexte des rapports sociaux dans lesquels s’inscrivent les pratiques, en s’appuyant sur les modèles culturels, les formes épistémiques disponibles. Elle se montre dans le même temps comme prenant la fonction de support du jeu entre socialités primaire et secondaire. L’hypothèse précédemment proposée, reformulée en terme de dialectique entre les rôles idéal et prescrit, s’avère donc bien être un modèle explicatif pertinent pour comprendre la dynamique du discours observée.

La “prescription institutionnelle” s’effectue au travers du rôle joué par les cadres de leur institutions230 ou de la compréhension, par les intervenant-e-s, des contraintes auxquelles leur institution est soumise (ce qu’illustrait le témoignage de Mme O.). Cette compréhension est également à entendre au sens étymologique de « prendre avec », puisque les praticien-ne-s prennent manifestement ces contraintes en compte dans leurs pratiques : « Parce que on sait que si on se plante sur 10 dossiers, c'est peut-être 50 000 € de moins de subventions, c'est-à-dire c'est un poste. » (Mme O., CI, Rillieux-la-Pape). En conséquence, les pratiques sont orientées par la compréhension des attentes des financeurs, pour les conseiller-e-s en insertion, et des attentes des cadres institutionnels, pour les assistant-e-s de service social.

Les pratiques sont donc également à comprendre au regard des politiques sociales au sein desquelles elles s’inscrivent . La dynamique d’ « activation », dans ces politiques, est un aspect important, et tout particulièrement pour les pratiques des conseiller-e-s en insertion.

Notes
228.

Si de légères différences sont observables selon le groupe d’appartenance professionnel, dans l’analyse Alceste, pour la figure de l’aide relationnelle, la figure de l’aide technico-éducative fait l’objet d’une plus grande variabilité intergroupe dans le contenu du discours qui peut lui être rapporté. Pour les assistantes sociales, le rôle professionnel est pensé, dans cette logique de pensée, en rapport avec les « missions » à mettre en œuvre dans le cadre de la « polyvalence de secteur » : « insertion », « handicap » et travail avec les familles, incluant en particulier la mission de « protection de l’enfance », à laquelle est rattaché un lexique spécifique. Pour les conseiller-e-s en insertion, les propos sur l’emploi, la formation, l’insertion (et tout ce qui concerne le travail) sont particulièrement fréquents, ce qui est à mettre en lien avec leur mission d’insertion « socio-professionnelle ». La représentation graphique de l’analyse factorielle des correspondances (cf. chap. VII, A)III.) est particulièrement éclairante de ce point de vue.

229.

L’idéal du moi est défini, dans le Vocabulaire de la psychanalyse, comme : « instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance différenciée, l’idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer. » (Laplanche & Pontalis, 1967/2002, p. 184)

230.

Comme en témoignent les propos suivants : « Moi on me demande de faire du contrat RMI pour du contrat RMI. (…) Voilà, alors j'ai eu un rappel à l'ordre, j'avais pas mes contrats de faits. Donc j'ai expliqué à ma chef, que dans les situations... je les connaissais toutes et que j'avais passé du temps à faire autre chose que du contrat RMI. Donc elle m'a dit tu formalises ce que t'as déjà fait. Donc je vais formaliser. » (Mme H., AS, Rillieux-la-Pape) ; « Il y a les bonnes assistantes sociales qui donnent pas trop d'aides, et puis les mauvaises, quoi, qui croient tout ce que les gens leur racontent, enfin bon, je pense que c'est… au niveau des responsables de notre service, il paraît que c'est comme ça, quoi. (…)y'a des responsables qui sont… se vantent de… de diminuer leur aides financières elles-mêmes, quoi, sans qu'il y ait eu de restriction au niveau du service, qui se vantent : ben nous dans notre UT, on fait plus d'aide pour les vacances, on est bien, quoi.» (Mme MB., AS, Givors).