c. Effets des politiques d’activation

Comme le soulignent Jean-François Orianne et Christian Maroy :

‘« Le développement des politiques « actives » de l’emploi s’accompagne de transformations organisationnelles et professionnelles dans le champ de l’insertion. (…) L’« activation » revêt une double signification : 1) « activer » les dépenses de l’Etat afin d’assurer une gestion proactive des risques sociaux ; 2) « activer » les individus concernés par ces dépenses, d’une part les bénéficiaires, et d’autre part les professionnels chargés de mettre en oeuvre les politiques publiques.» (2004, p. 1)’

La recherche conduite en Belgique par Jean-François Orianne, auprès d’une population de « conseillers en accompagnement professionnel » dont les missions sont tout à fait comparables à celles des conseiller-e-s en insertion français, l’amène à conclure que leurs pratiques se développent dans le sens d’un « traitement clinique du chômage ». Ce qu’il remarque, à partir de l’étude de séquences d’interaction entre conseiller-e-s et demandeur-e-s d’emploi, comporte de nombreuses analogies avec les observations que nous avons pu faire231, tout au long de la troisième partie de ce travail :

‘« L’usager doit être considéré comme « un être humain à part entière », nous dit Audrey Maes, « qui ne peut se réduire ni à ses besoins, ni à sa consommation », précise Jean-Marc Compere, qui doit être « appréhendé dans sa globalité » (Dominique Baré ; Groupe Exclusion du Réseau Liégeois), dans sa « spécificité » ou singularité (Inter Centres des Centres de Services). L’activation de l’usager se définit alors comme un travail d’accompagnement d’individus en souffrance, visant principalement à développer leur « autonomie » (Toudji Boudji), le « bien-être et l’épanouissement de l’individu » (Dominique Baré), le repositionnement des individus « au centre de leur projet » (Joseph Mitanis) afin qu’ils reprennent « leur vie en main » (Brigitte Vandermeer), qu’ils (re)deviennent « acteurs » (Paul Trigalet). » (2005, [5])’

Si Jean-François Orianne reprend ici les propos d’acteurs de l’insertion professionnelle tenus dans le cadre de l’e-colloque Pour une charte sociale wallonne (2005), il souligne que ceux-ci sont en écho avec les observations réalisées sur son terrain de recherche. Ils le sont également par rapport au nôtre, bien que la méthode d’investigation et son contexte diffèrent. Son analyse du « traitement clinique du chômage » est résumée dans la proposition suivante :

‘« A défaut de le mettre à l’emploi, le professionnel de l’insertion invite le demandeur à se mettre au travail sur lui-même. Il propose un travail sur l'employabilité de la personne (…), pour l'« aider » à chercher un emploi, à devenir « acteur » de sa propre quête, « entrepreneur de soi ». » (2005, [6])’

Nous avons vu que cette démarche d’invitation de l’aidé-e au « travail sur soi » est largement présente dans le discours étudié ici, principalement dans la population de conseiller-e-s en insertion rencontré-e-s, mais aussi dans celle des assistantes sociales. La logique de « l’Etat social actif » est donc solidement ancrée dans les diverses institutions – collectivités publiques ou associations – œuvrant dans le champ social.

Cette orientation politique aboutit, selon Jean-François Orianne (2004), à un triple mouvement de contractualisation, d’individualisation et de territorialisation : celui-ci est largement observable sur le terrain où s’est déroulée notre investigation. Comme le soulignait déjà Michel Autès, en 1999 :

‘« Mais, faute de garder liés ensemble le programme protecteur de l’assistance républicaine et le projet d’émancipation individuelle et collective, inscrits dans l’action sociale, l’insertion prépare en douceur, j’allais dire en douce, le programme de l’idéologie du workfare : pas d’allocation ni de secours sans contrepartie. » (1999, p. 268)’

Près d’une décennie plus tard, les propos de Michel Autès apparaissent comme une prophétie dont la réalisation a bien avancé…

L’analyse de l’univers de pensée des intervenant-e-s sociales s’enrichit alors de la compréhension de cette “facette” du phénomène étudié, et l’on saisit également son ancrage dans les politiques sociales conduites à l’échelle européenne. Il est difficile de dire si ces politiques traduisent une idéologie consensuelle, ou si elles sont à l’origine de sa circulation. Nous pencherons pour une hypothèse interactionniste, où, si cette idéologie semble bien entrer en cohérence, et peut-être même, plus précisément, en résonance avec les mouvements qui traversent une société hypermoderne, ces politiques sociales contribuent dans le même temps au déploiement d’une telle logique de pensée (celle de l’activation) dans la culture.

Nous avions déjà souligné l’illusion hypermoderne d’un choix libre et individuel de valeurs qui s’avèrent être, “en dernière analyse”, fortement consensuelles et donc liées à l’influence sociale. Là aussi, ce qui est vécu par les intervenant-e-s comme un rôle idéal (celui qui conduit à la subjectivation), et qu’ils et elles opposent volontiers à une commande institutionnelle (tendant à la normalisation), peut être compris comme participant d’une logique de pensée socialement transmise dans la définition des missions de ces praticien-ne-s. Le rôle idéal que portent ces dernier-e-s s’avérerait-il, finalement, lié à la prescription soutenue par l’institution ? Nous répondrons en partie par l’affirmative, dans la mesure où l’aide relationnelle (écoute, étayage) est implicitement – et parfois explicitement232 – convoquée par le dispositif de l’intervention.

Mais d’autre part, nous avons constaté que les praticien-ne-s s’appuient sur le principe de respect de l’individualité des personnes pour mettre à distance la demande d’un retour à la norme (la plupart du temps, l’emploi), le plus rapidement possible :

‘« En fait on le prenait et on disait : bon ben voilà, vous êtes… vous avez cet handicap-là, euh… vous avez fait ça, euh… ben faut faire comme ça, voilà, la musique… laissez tomber votre musique, là, on n’en parle plus et puis euh… vous y allez droit. Non, pourquoi ne pas tenir… faut tenir un projet. Il n’allait pas le faire. [..] Sa vie… son accordéon, c’est sa vie. Donc il faut bien tenir compte de ce qu’est la personne. » (Mme E., CI, Rillieux-la-Pape)’

Ainsi, la figure de l’aide relationnelle commence à se révéler comme ambiguë, du point de vue des effets qu’elle peut produire dans les pratiques des aidant-e-s. D’une part, ce rôle, par l’activité d’écoute qu’il comprend, peut effectivement amener les intervenant-e-s à entendre et à prendre en compte le désir des personnes accompagnées, et ainsi contribuer à “humaniser”, c’est-à-dire à rendre plus raisonnable la logique d’activation à l’œuvre dans le champ social. La dialectique entre rôle prescrit et rôle idéal peut alors “ouvrir” la pratique à cette prise en compte233, par le jeu (notion qui comporte également celle d’espace) développé entre ces deux pôles.

D’autre part, on voit la cohérence qui unit le pôle technique et le pôle relationnel de l’intervention, dans la logique d’activation. La « mise en travail sur soi » de l’aidé-e s’appuie à la fois sur les compétences relationnelles (en tant qu’accompagnement, dans une démarche maïeutique) et sur les compétences techniques (« diagnostic » et « outils » divers, tels que les ateliers de recherche d’emploi, le soutien technique à la réalisation du CV, de lettres de motivation…) qui servent à « identifier » les « freins », les « ressources » sur ou avec lesquels l’aide relationnelle cherche à agir. Les différents « outils » dont disposent les intervenant-e-s sociaux (aides financières principalement pour les AS, soutien technique en premier lieu pour les CI) apparaissent ainsi comme s’inscrivant dans une complémentarité vis-à-vis de l’aide relationnelle, comme des points d’appui à partir desquels le dialogue va s’engager. A la limite, on peut comprendre l’évolution personnelle, le travail sur soi, comme le contre-don attendu par les aidant-e-s, ou comme la part du contrat qui doit être remplie par les aidé-e-s :

‘« Après au niveau budgétaire, y'a plein de choses qui peuvent être discutées et donc pour moi, c'est un outil de faire ce genre de choses, donc j'étais d'accord pour faire une aide financière, mais effectivement, à mes conditions. Il était hors de question que j'assure la dette de loyer sans que ça aille plus loin. » (Mme A., AS, Rillieux-la-Pape)’

L’aide apparaît ainsi comme soumise à la condition que l’aidé-e aille « plus loin », ce plus loin étant à comprendre comme une remise en cause de son « fonctionnement », dans le but d’y introduire un changement.

La dialogicité observée dans les entretiens, loin de constituer un discours incohérent, peut alors être comprise comme le fait d’employer deux modes de rationalité différents (l’un s’appuyant sur l’éthique humaniste, l’autre sur l’éthique du care) pour faire tenir une logique d’ensemble, principalement sous-tendue par le principe d’activation.

Notes
231.

Précisons que nous n’avons eu connaissance de ces travaux qu’après avoir rédigé la troisième partie de ce travail… ils ne nous ont donc pas influencé dans l’analyse de nos données, et nous avons été assez stupéfaite de constater à quel point la logique à l’œuvre est similaire, en Belgique.

232.

Un document interne du PLIE UNI-EST (qui couvre le territoire sur lequel s’est déroulée notre investigation), intitulé Référentiel opérateurs, indique que « Cette deuxième approche reflète avant tout le travail d’accompagnement dans la globalité réalisé par le Référent de parcours qui met en oeuvre son expérience, ses compétences, son soutien, son écoute… et des étapes de parcours. » (2006, p. 25).

233.

Jean-François Orianne note également l’existence d’une tension entre la prise en compte et la normalisation : « Nous avons déjà évoqué les tensions induites par le processus d’ajustement, qu’opère le professionnel de l’insertion, entre un rapport d’intéressement et un rapport d’évaluation : d’une part, l’évaluation de la conformité des conduites en référence à des principes généraux et, d’autre part, la prise en compte de l’intérêt des personnes que l’on cherche à mobiliser dans le cadre de la négociation. » (2005, p. 15)