d. L’activation… d’un état agentique

Le fait de situer la demande de normalisation comme émanant d’une commande institutionnelle autorise par ailleurs un passage à l’état agentique (Milgram, 1974) des intervenant-e-s : la responsabilité de la violence symbolique à laquelle correspond une demande de normalisation est alors attribuée, via la désignation du rôle prescrit, à cette commande institutionnelle portée par des figures d’autorité (cadres de la structure ou représentant-e-s des financeurs). L’organisation du travail participe par ailleurs de ce passage à l’état agentique, via les procédures d’évaluation et de cadrage de l’activité.

Comme le souligne Emmanuel Diet, la technicité de l’intervention, et surtout quand elle est cadrée par un ensemble de procédures, favorise le passage à l’état agentique :

‘« La violence rationnelle des nouvelles formes d’exploitation prend précisément la forme de procédures qui, étayées sur les théories du conditionnement opérant et la connaissance précise des mécanismes de normalisation comportementale, se parent des prestiges de la technique et de l’efficacité des technosciences pour tenter de réduire les sujets, de manière systématique et volontaire, à l’état agentique décrit par Milgram à travers leur engagement dans des logiques qui leur échappent. » (2003, p. 14)’

S’il parle ici de ce qui peut se jouer au sein d’entreprises, on voit bien que cette analyse peut concerner les praticien-ne-s du champ social, le cadrage de l’activité par des procédures se développant fortement dans ce champ, depuis quelques années. Notons au passage que le Référentiel opérateurs disponible en ligne sur le site de l’UNI-EST se trouve dans la rubrique… “procédures”. Les assistantes sociales du Conseil Général du Rhône expriment par ailleurs régulièrement, dans les entretiens, une plainte vis-à-vis de cette dynamique234. Le cadre strict qu’instaurent les procédures (d’évaluation ou de définition de l’action) tend en effet à restreindre le champ d’action des praticien-ne-s et crée un climat de défiance vis-à-vis de leurs pratiques, tout en signifiant aux intervenant-e-s sociaux qu’ils/elles ont un statut d’agent, dans une politique d’action sociale menée à un niveau national et européen. Autrement dit, ce cadrage renforce la prescription du rôle.

Les praticien-ne-s ont donc fort à faire pour se dégager de cette organisation du travail contribuant au développement d’un état agentique, dont Milgram a montré qu’il inhibe le questionnement et le positionnement éthiques. Nous avons remarqué que la formation s’avère au contraire, entre autres facteurs, être un point d’appui important pour le maintien de la dimension éthique, en ce qu’elle soutient une réflexion générale sur la fonction sociale de l’intervention sociale.

Le fait que les assistantes sociales repèrent et critiquent davantage le cadrage des pratiques par les procédures peut également être relié au fait que leur poste soit moins précaire que celui des conseiller-e-s en insertion. Ces dernier-e-s se plaignent moins du cadrage de leur activité, et plus de l’instabilité du secteur de l’insertion : plus de la moitié d’entre eux/elles expriment l’idée que leur activité leur paraît incertaine quant à son maintien et son devenir. Le statut de l’emploi (stable/précaire) apparaît donc comme un second facteur intervenant sur une mise à distance par l’analyse, ou pas, de l’organisation du travail.

Enfin, et ce n’est pas le moindre aspect, l’évaluation des pratiques apparaît comme un troisième facteur (et d’autant plus qu’il est associé au second) inhibant, celui-là, l’instauration d’un écart entre le rôle prescrit et la pratique développée. Le témoignage de Mme O.235 est très éclairant de ce point de vue, même si elle ne critique pas l’organisation qui sous-tend l’activité des « opérateurs d’insertion » et rationalise ses effets en les positivant :

‘« INT : Et est que ça a un effet [Mme O. vient de développer la manière dont l’évaluation des pratiques se met en place] directement sur… je ne sais pas, moi, la manière dont… ou sur la relation que vous avez avec les bénéficiaires… votre manière de travailler avec eux ?
Mme O. : Non.
INT : pas directement.
Mme O. : Non. En dehors de ça… c’est des enjeux à côté, mais qui ne changent pas notre manière d’approche auprès des bénéficiaires. Non. (rire) Enfin un peu sur certains points dans le sens… (…) L’induction c’est de booster, donc de toute façon c’est quelque chose de forcément positif pour tout le monde je pense. (…) Donc oui je pense que ça induit une bonne dynamique. »’

La logique d’activation se lit ici très clairement, et nous notons que le verbe « booster » est employé à quatorze reprises, par cinq des conseiller-e-s rencontré-e-s à Rillieux-la-Pape. L’instabilité du secteur de l’insertion fait par ailleurs souvent l’objet d’une rationalisation autour de ses effets positifs sur l’adaptabilité des pratiques, sur la créativité des acteurs de l’insertion236.

Comme le soulignait Jean-François Orianne, « l’activation » ne vise pas que les bénéficiaires du RMI ou d’une allocation chômage, elle est également adressée aux praticien-ne-s elles/eux-mêmes, principalement pour les acteurs de l’insertion socio-professionnelle via l’évaluation, ponctuelle et permanente, de leurs pratiques. Nous avons vu que plusieurs d’entre eux/elles ont mentionné, dans les entretiens, leur « taux de réussite ». L’activation des professionnels soutient l’activation des personnes accompagnées.

Nous voyons donc se dessiner le lien étroit existant entre activation, normalisation et mise en place de procédures dans la définition et l’évaluation des pratiques. L’activation, fortement indexée sur une visée de normalisation en ce qu’elle a pour objectif la réduction du coût des politiques d’action sociale, s’appuie sur un cadrage précis de l’intervention par des procédures définies à différents niveaux : en amont, par les référentiels de pratique, en aval, par les modalités de son évaluation. Les acteurs sociaux de ces politiques se trouvent donc confronté-e-s à différentes demandes : celle de l’institution qui les emploie et leur confie des missions qui doivent être menées à bien, celle des aidé-e-s qui témoignent de leurs difficultés, et celle de leurs propres attentes quant à ce rôle professionnel. Une diplomatie subtile doit donc être développée pour contenir les tensions inhérentes à ces différentes exigences, et nous voyons que le système de représentations professionnelles contribue à la régulation de ces tensions et à l’organisation de leur rapport dialectique.

Nous allons développer l’analyse des fonctions que remplissent les représentations professionnelles, en discutant le rôle qu’elle jouent dans le fait de s’assurer une identité positive.

Notes
234.

Pour n’en citer que quelques uns, voici des propos où la procédurisation des pratiques est critiquée : « Y'a ça, après il y a quelquefois aussi les contraintes institutionnelles quoi. Les obligations, voilà... Voilà. De plus en plus d'administratif, toutes ces contraintes là, de procédure, de... Voilà. Tout ce carcan un peu institutionnel ou... Voilà qui est des fois un peu lourd quoi. Tout ce qui est procédure... » (Mme Bb, AS, Rillieux-la-Pape) ; « Et puis y'a eu tout un tas de… de choses, où on s'apercevait que l'institution réfléchissait sur la forme, mais pas sur le fond. Donc effectivement on s'est trouvées réduites à un rôle vraiment d'exécutant, où on avait des cases à remplir, on nous faisait passer des fiches… » (Mme AL., AS, Givors)

235.

Rappelons, pour mémoire, les propos suivants : « Ça veut dire C'est aussi important de mesurer les enjeux de nos partenaires financeurs par ce que... Par exemple un dossier, une action qui est financée par l'Europe sera pas le même que celui financé par le Conseil Général. Y'a moins d'exigences. L'Europe, il faut un émargement à chaque visite, à chaque entretien etc. Le Conseil Général est un peu plus souple. Nous on l'a mis en place parce que c'est notre souci de qualité. Mais dans les faits, y'a moins. Donc c'est important aussi de mesurer tout ça, parce que ça a des conséquences. Ça veut dire qu'il faut qu'on soit vigilant sur notre dossier, dès qu’on voit quelqu'un, il faut qu'on fasse démarche la personne euh... Donc c'est un fonctionnement quand même global de notre poste, et qu'il faut... Et qu'on peut pas occulter. »

236.

Comme en témoignent par exemple les propos de Mme P. : « Le côté négatif, c'est vraiment ça quoi, c'est euh… c'est cette précarité, parce que pour le coup on est dans l'accompagnement d'un précaire et on est nous-même en grande précarité, voilà, due aux lois et aux financements des budgets et à tout ça. (…) Alors pour le coup ça entraîne un côté positif, c'est que ça nous donne la possibilité d'innover et de créer. Parce qu'il faut rebondir, donc euh… ça donne un peu la niaque quelque part, ça donne envie de continuer, de rebondir, euh… de réfléchir et puis de se dire, on peut peut-être poser, on pourrait peut-être faire ça, voilà donc, ça donne un peu ce côté euh… ben justement peut-être que paradoxalement ça donne ce côté on s'installe pas dans quelque chose quoi. On est obligé de se remettre en question, de réfléchir de rebondir, et pour le coup, si on se remet en questions, on se remet forcément en question pour nos accompagnements. » (Mme P.,CI, Rillieux-la-Pape)