II. Fonctions et effets du système de représentations dans l’interaction

a. Tenir au travail : nécessité d’une identité professionnelle positive pour soutenir le travail affectif

Lors de l’analyse de contenu des entretiens, nous avons observé le fait que l’activité de contrôle, inhérente au rôle des aidant-e-s rencontré-e-s, est en grande partie occultée dans le discours tenu sur la pratique. Comme l’indique Pascale Molinier :

‘« Les stratégies collectives de défense sont centrées sur un univers symbolique partagé qui tient sa consistance du fait qu’il est organisé par des croyances ou des attitudes qui réduisent la perception des réalités susceptibles de générer un état de souffrance. Les défenses ont toujours des effets cognitifs. Elles orientent le développement de la capacité de penser en occultant une part substantielle de l’expérience qui n’est plus mise en débat. » (2004, p. 19)

Nous avions en effet remarqué que le contrôle, lié aux conditions d’attribution des aides sociales ou du RMI, se verbalise très peu et fait parfois l’objet d’une dénégation. L’insistance sur l’aide relationnelle, l’écoute et le respect des personnes peut alors être comprise comme un contre-investissement de ces notions, permettant de maintenir refoulée l’idée qu’un pouvoir de contrôle s’exerce dans la pratique. Cette idée, réprouvée par la morale, peut alors être mise à distance afin que l’identité professionnelle reste positive, ce qui est une condition nécessaire pour que les aidant-e-s puissent tenir dans leur travail. Les expériences vécues dans le cadre de l’activité professionnelle sont en effet souvent difficiles, de par la souffrance morale manifestée par les personnes accompagnées et en partie communiquée aux aidant-e-s via la nature automatique du mécanisme d’empathie mis en lumière par les recherches s’appuyant sur les techniques d’imagerie cérébrale (Decety, 2005). Les participant-e-s ont d’ailleurs largement témoigné de ces difficultés, des affects pénibles qui peuvent les traverser et du risque, à long terme, d’épuisement professionnel.

Il est donc important que la pratique professionnelle puisse être étayée par des représentations positives du rôle, et que ces représentations entrent, en partie, en adéquation avec les conduites adoptées – afin qu’elles ne soient pas investies de manière purement défensive237. Du point de vue de la formation – initiale et continue – de ces praticien-ne-s, ceci conduit donc à montrer qu’une réflexion sur l’articulation entre les représentations positives du rôle et la pratique pourrait contribuer à fournir un matériel théorico-pratique étayant, c’est-à-dire que les moyens contribuant à leur mise en cohérence (apports théoriques et outils pragmatiques favorisant une réelle prise en compte de la subjectivité, par exemple) pourraient faire l’objet d’une attention particulière.

L’important travail affectif que comporte la pratique des intervenant-e-s sociales nécessite en effet un étayage identitaire solide de la professionnalité, car celui-ci permet de donner du sens aux expériences vécues dans le cadre de la pratique, et fournit des ressources nécessaires pour contenir, lier et transformer les affects, autrement dit pour réguler l’activité émotionnelle. Marc Loriol, à propos des infirmières, parle du « travail émotionnel » qu’elles réalisent, et lui attribue deux formes principales : « un travail de contrôle de son humeur et de son émotivité du moment, un travail sur ses représentations, la façon de percevoir et de ressentir les évènements pénibles. » (2001, p. 184)

Si les émotions sont contenues, ou modifiées par une perception différente, c’est parce qu’un travail affectif, mobilisant les différentes ressources dont disposent les praticien-ne-s (personnelles, mais aussi outils et espaces professionnels), a pu être mis en œuvre. Le fait que ce travail affectif soit reconnu en tant que tel, que les compétences affectives soient considérées comme étant partie prenante de la professionnalité au même titre que les compétences cognitives (Pirard, 2006), apparaît comme un moyen spécifique de valoriser cette dimension de la pratique et ainsi le travail dans son ensemble, mais aussi, grâce à cette visibilité, d’amener une réflexion sur ce travail affectif et les conditions qui permettent son bon déroulement.

Or nous remarquons dans les entretiens que « l’affectif » est globalement perçu comme dangereux, que les praticien-ne-s sont souvent tenté-e-s par l’illusion d’une « technicité libérée des scories du relationnel », selon l’expression de Paul Fustier (2000, p. 67) :

‘« Il s’agit d’isoler le lien salarial qui organise le service rendu en le séparant de l’affect, en le libérant des impuretés relationnelles, dans un effort de simplification. » (p. 66)’

Cette tentative de « purification », qui échoue dans le meilleur des cas (sans quoi l’on imagine bien la détresse ou la colère de l’aidé-e face à un-e praticien-ne qui reste de marbre devant la manifestation de ses émotions), est en partie liée aux représentations du “professionnalisme”, comme posture où l’affectif n’a pas de place, tendue qu’elle est vers l’objectivité. Pour autant, le travail affectif peut être intégré aux conceptions de la professionnalité, même si cette intégration n’est pas sans questionner la limite entre champs privé et professionnel. L’affectivité, comme figure emblématique de la subjectivité, vient salutairement, à notre sens, troubler le mirage d’une posture professionnelle neutre et objective – mirage sans doute d’autant plus attrayant que l’aidant-e est en difficulté sur le plan affectif.

Cette illusion s’effondre, par ailleurs, quand se développe un conflit, dans l’interaction : l’évocation de ces conflictualités, la plupart du temps dans le récit d’expériences professionnelles perçues comme des échecs de l’accompagnement, occasionne plus souvent qu’ailleurs l’expression d’affects (négatifs en particulier), et génère régulièrement une « remise en cause » des participant-e-s, une interrogation quant à leur positionnement vis-à-vis de l’aidé-e ou quant à leurs méthodes de travail238. Le conflit, lorsqu’il se développe ouvertement, amène les praticien-ne-s à se questionner sur l’objectivité et la neutralité, qu’idéalement, ils et elles voudraient généralement atteindre.

L’aide relationnelle développée dans les pratiques – en ce qu’elle invite, par l’écoute, les aidé-e-s à exprimer leurs affects – mobilise fortement un travail affectif, du fait des mécanismes d’empathie, en partie automatique, induisant une résonance émotionnelle. La régulation de cette activité nécessite un appui sur des représentations professionnelles assurant une identité positive. La désirabilité sociale de l’aide relationnelle y contribue, et nous avons vu qu’elle se constitue comme rôle idéal où s’investissent les valeurs morales de respect, par opposition à une activité tirant du côté de la normalisation. Mais n’y a-t-il pas un écueil, du point de vue moral, dans cette perspective individuelle qui peut conduire, en se focalisant sur la subjectivité des aidé-e-s, à les rendre responsables, si ce n’est de leur situation, a minima d’avoir à trouver, dans le fort intérieur de leur subjectivité, des solutions pour y remédier (Astier, 2007) ?

Notes
237.

Sans quoi le contre-investissement doit être incessamment renforcé pour contrer une identification négative.

238.

L’articulation de ces aspects est par exemple visible dans les propos que tient Mme A., au sujet d’une situation marquée par le conflit : « Et donc du coup forcément, ça a pas du tout, voilà, on a pas du tout pu travailler parce que, parce que... Alors j'ai peut-être pas été suffisamment à l'écoute, mais voilà on était pas du tout dans le même projet. (…) Je pense, je reconnais, c'est peut-être de ma faute aussi, ça m'a contrariée de me retrouver face à cette situation là alors que la collègue m'avait pas prévenue, et euh... (…) On s'est un peu, ouais, fritté au premier entretien [avec le Monsieur qui la sollicite]. » (Mme A., AS, Rillieux-la-Pape)