b. La perspective individuelle : une responsabilisation des aidé-e-s ?

Nous avons vu que l’aide relationnelle correspond à une perspective individuelle où l’attention est portée à la subjectivité des aidé-e-s, ce qui est souvent rapporté à une préoccupation morale de « respect des personne », comme le remarque Michel Boutanquoi :

‘« La relation s’oppose à la bonne conscience et à la normalisation, pour, d’une certaine manière, advenir comme un rempart à toute tentative de correction. » (2001b, p. 108)’

« L’idéal éducatif » (Laval et Ravon, 2005) est interrogé : il apparaît souvent comme suspecté, par les assistantes sociales principalement, de conduire à une disqualification des personnes aidées, à leur stigmatisation, ou à l’exercice d’une violence symbolique. L’idéal éducatif duquel est né le travail social apparaît comme paradoxalement relié à l’idée d’une dépendance sans fin :

‘« Les aides mettent les gens dans de la dépendance, hein. (…) C’est vrai que parfois c’est important, mais quand ça revient systématiquement et qu’ils arrivent pas à gérer, euh... » (Mme CF, assistante sociale à Givors)’

L’action sociale se voit donc interrogée, et la notion d’assistance critiquée, par celles-là mêmes qui la mettent en œuvre. Dans cette perspective critique, les politiques d’aide sociale ne doivent pas, d’une manière consensuelle à l’ensemble des participant-e-s, conduire à la déresponsabilisation des personnes : cette crainte d’un abandon de leur responsabilité par les personnes aidées, conduisant à la dépendance, est très présente dans les entretiens. Doit-on la comprendre comme résultant de la projection sur les aidé-e-s de mouvements d’emprise favorisés par l’asymétrie de la relation : ce n’est pas moi qui ai ou voudrais avoir une emprise sur lui, mais lui qui se déresponsabilise, qui est dépendant de moi, ou qui souhaiterait le devenir ?

Cette interprétation, d’un point de vue intrapsychique, peut être complétée par une lecture psychosociale de ce phénomène : le biais d’internalité a largement été discuté dans le champ du travail social (Beauvois et Le Poultier, 1985 ; Truchot, 1994). Cette tendance à l’attribution interne aux aidé-e-s des causes de leurs comportements et situations, dépassant par ailleurs le seul groupe des travailleurs sociaux, peut expliquer l’importance de la notion de responsabilité, correspondant à l’idée que les aidé-e-s doivent assumer la leur, dans les propos que nous avons étudiés. Le principe de « renvoyer les personnes à leur responsabilité », explicitement formulé, témoigne d’une focalisation sur le niveau individuel quant aux causes perçues des difficultés et des attitudes des aidé-e-s, même si celle-ci coexiste souvent avec une explication en termes de causalité externe (contexte économique, social, culturel : taux de chômage, histoire familiale, racisme…). Selon Didier Truchot :

‘« La structuration de la relation d’aide est déterminée par des modèles implicites, des théories collectives qui s’appuient sur différentes traditions de pensée. Parmi celles-ci, la plus marquante est celle de l’individu perçu comme un être autonome, agi par sa seule volonté et non par des déterminismes psychologiques ou sociaux. » (1994, p. 15)’

Les aidant-e-s professionnalisé-e-s quitterait-ils la normalisation pour la responsabilisation ? Nos observations, si elles rejoignent l’affirmation de D. Truchot quant à la tendance à la responsabilisation des aidé-e-s, tendent à pondérer cette constatation par le fait que la responsabilisation, en tant qu’attribution interne explicite, n’est pas incompatible avec l’expression d’une attribution externe par l’aidant-e, à d’autres moments de l’entretien. L’attribution externe, et plus particulièrement celle où le contexte socio-économique apparaît comme facteur explicatif des difficultés rencontrées par les personnes, se met davantage en œuvre dans le cadre d’une vision générale du rôle, ou de la société, exprimée par le/la praticien-ne. Aussi les modalités de l’attribution dépendent-elles des modalités de recueil et d’expression du point de vue de l’aidant-e. Nos observations rejoignent donc celles de Jean-Paul Lassaire :

‘« Lorsqu'on invite des professionnels de l'aide sociale à parler des cas avec lesquels ils entretiennent une relation d'implication, la responsabilité individuelle des clients est envisagée dans une psychologisation de leurs difficultés. En revanche, quand le travailleur social évoque des cas en général, avec lesquels il n'est pas en relation directe, l'attribution de causes externes (sociales, économiques) est plus significative. » (2004, p. 46)’

Ainsi, nous constatons également que le fait de prêter une attention particulière aux enjeux relationnels à l’œuvre dans l’interaction n’oblitère pas l’analyse des enjeux sociaux : les assistantes sociales rencontrées développent plus fréquemment une réflexion sur la fonction sociale de leur rôle. Enfin, l’aide relationnelle est comprise, ainsi que nous l’avons observé dans les entretiens, comme support d’une réinscription sociale des aidé-e-s marqué-e-s par la désaffiliation, réinscription qui contribue à l’amélioration de leurs conditions de vie. Jean Foucart souligne la présence de cette idée dans le « paradigme de l’accompagnement » : « lorsque les individus travaillent à leur épanouissement personnel, leur reconnection à la société et à ses réseaux viendra de surcroît. » (2005, p. 99). La question sociale n’est donc pas entièrement évacuée des préoccupations des praticien-ne-s.

Les aspects que nous venons d’aborder soulèvent la délicate question de la place qui est faite à la subjectivité de l’aidé-e, dans les pratiques d’aide à autrui professionnalisée.