III. Complexité de la question de la subjectivité 

a. Psychologisation et intersubjectivité

La question de la place accordée à la subjectivité de l’aidé-e, par les aidant-e-s, est complexe, et se montre, telle Janus, à deux visages : d’une part, la focalisation sur la subjectivité de l’aidé-e, via une lecture psychologique, peut conduire à la négation du contexte socioculturel dans lequel celui ou celle-ci s’inscrit, et, par le biais de l’illusion de toute-puissance de l’individu quant à sa destinée, à la responsabilisation des aidé-e-s (dans le sens où ces dernier-e-s sont rendu-e-s responsables de leur situation ou, a minima, de trouver les moyens de la faire évoluer). On voit bien que, dans ce cas, la notion de solidarité n’a pas de place, et que par ailleurs, l’aidé-e est renvoyé à lui/elle-même – dans un face-à-face en miroir réfléchissant une identité porteuse de stigmates : il ou elle se voit assigner des traits psychologiques. Enfin, nous avons vu que le discours des praticien-ne-s rencontré-e-s traduit parfois la vision d’une subjectivité à venir chez l’aidé-e, la « construction de l’individu », qui émergerait en s’appuyant sur l’aide relationnelle apportée. Dans cette perspective, la subjectivité n’est pas à prendre en compte, mais à construire, ce qui indique qu’il n’y pas une réelle prise en compte de la subjectivité de l’aidé-e, puisque celle-ci n’est pas encore censée exister… On rejoint alors, dans un paradigme différent, le schéma de réparation décrit par Erving Goffman : c’est vers une certaine norme de posture subjective qu’est dirigée l’activité, le manque ou la défaillance de l’aidé-e (prise de conscience ou deuil “à faire”, par exemple) devant être réparés. Comme l’affirme Marc-Henry Soulet :

‘« Chacun cherche à se constituer comme sujet autonome et responsable, non seulement pour se réaliser, mais aussi pour être pleinement membre de la communauté. L’appel à l’individu apparaît en ce sens comme une nouvelle norme, comme un impératif socialement prescrit. » (2005, p. 92)

La normalisation, la demande de conformité sociale revient donc par la fenêtre, déguisée avec le langage de la psychologie. Cette dynamique, où les enjeux multiples que contient la situation de l’aidé-e sont rabattus sur la seule interprétation psychologique, peut être qualifiée de psychologisation.

D’autre part, si l’on ne se situe pas dans une conception axée sur le déterminisme social, et que l’on soutient une perspective interactionniste (considérant qu’il est possible d’« introduire l’invention dans l’existence », selon l’expression de Frantz Fanon), la prise en compte de la subjectivité peut porter un espace de création, individuelle et collective, dans la mesure où elle se constitue comme intersubjectivité entre aidant-e et aidé-e. Et c’est là que l’analyse des enjeux de l’interaction, centrée sur la question de la conflictualité et les processus identificatoires ou, à l’inverse, d’altération, présente tout son intérêt pour travailler la question des conditions selon lesquelles une interaction sociale soutient la normalisation ou, au contraire, le développement d’un processus de subjectivation. Cette question concerne l’axe de notre problématique interrogeant les conditions de possibilité d’un positionnement éthique dans la relation.

La possibilité d’une identification apparaît comme un point de différenciation entre la dynamique de psychologisation et la dynamique d’intersubjectivité : lorsque les processus identificatoires sont “en panne” et que se déploie alors l’altération, comme processus instaurant une différence essentielle, radicale (coupure entre l’aidant-e et l’aidé-e qui peut aller jusqu’à la déshumanisation), l’analyse des récits d’accompagnements de notre corpus montre que l’interprétation psychologique peut être une modalité défensive qui tient l’autre à distance, en le différenciant de soi sur la base de ses “traits psychologiques” – gelant ainsi l’empathie nécessaire à l’intersubjectivité. L’intersubjectivité, qui correspond à une réelle prise en compte de la subjectivité de l’autre, implique en effet une identification de l’aidant-e à l’aidé-e, autorisant un partage relatif des émotions et des représentations de chacun-e. La relativité de ce partage est par ailleurs importante, puisque nous avons vu que les mécanismes non médiatisés d’incorporation (projection et introjection), en deçà de l’identification, induisent des vécus pénibles pour les aidant-e-s lorsqu’ils se déploient massivement. Nous pouvons par ailleurs supposer que les mécanismes d’incorporation qui se développent dans l’interaction, quand ils ne peuvent être médiatisés, symbolisés, sont mortifères pour les aidé-e-s également. Ces mécanismes semblent en effet venir troubler la régulation de la résonance empathique, et peuvent ainsi conduire, pour ne pas être submergé émotionnellement, à une inhibition de l’empathie. Nous pouvons donc faire l’hypothèse que c’est lorsqu’ils ne peuvent être dépassés que s’instaure l’altération, comme ultime défense vis-à-vis d’affects difficilement supportables.

L’intersubjectivité, rendue possible par l’identification, apparaît donc comme une dynamique fragile (précaire !), se frayant une voie incertaine entre la psychologisation et l’objectivation technique de l’activité. La dynamique d’intersubjectivité dépasse la simple lecture psychologique de la situation de l’aidé-e, puisqu’elle correspond à la mise en commun, ou plus précisément à la mise en dialogue des significations données par chacun-e, subjectivement, à l’expérience de l’aidé-e et à celle de leur rencontre. La subjectivité n’équivaut pas à la psychologie, mais reflète l’intrication de la vie psychique avec les conditions matérielles et sociales dans lesquelles évolue le sujet. Elle permet de cette manière d’articuler les dimensions matérielle, socioculturelle et psychiques vis-à-vis desquelles les significations de l’expérience sont transversales : le sens que prend une situation donnée est lié à l’ensemble complexe qui la constitue239, il est donc porteur de toutes ses composantes et ne correspond pas à une lecture univoque, à une interprétation réductrice d’un phénomène complexe. La dynamique d’intersubjectivité peut donc être soutenue en mettant en œuvre ce que Mario Bélanger appelle « la recherche du sens et le travail du sens », définis comme deux paramètres essentiels à l’intervention interculturelle :

‘« Le premier [recherche du sens] se rapporte aux signes qui organisent le discours ainsi que les actions des personnes aidées et de leur entourage lorsque ceux-ci décrivent un problème et tentent de le résoudre. Le second paramètre [travail du sens] a trait à l’articulation de ces signes les uns par rapport aux autres. Ce rapport, instituant une logique de référence, une compréhension de la situation-problème, forme ce que l’on peut appeler le système d’intelligibilité ou de signification du bénéficiaire et de son entourage. C’est cette articulation logique que l’intervenante interculturelle va tenter de suivre et de conserver lorsque s’élaborera le processus d’intervention. » (2002, [22])’

Cette posture professionnelle, élaborée dans le cadre de l’intervention interculturelle, peut tout à fait être élargie à l’intervention sociale dans son ensemble, comme support d’une dynamique intersubjective dans l’interaction : différence culturelle ou pas, il y a toujours un écart entre les significations que l’aidé-e accorde à sa situation, et celles que porte l’intervenant-e. Il ne s’agit pas, dans cette perspective, de réduire cet écart à néant, mais que l’aidant-e puisse entendre et prendre en compte ces significations, certes subjectives, mais liées à l’ensemble du contexte dans lequel se situe l’aidé-e. Cette posture ne vise pas à trouver une explication ou une solution objectives (si tant est qu’elles existent), mais à construire, dans un espace intersubjectif, les possibilités d’action vis-à-vis de ce qui se constitue comme un problème pour l’aidé-e.

Nous avions posé la question suivante, dans la première partie de ce travail : la subjectivation peut-elle se soutenir d’une injonction à la mener ? Nous nous demandions si la norme hypermoderne de la “réalisation de soi”, du “développement personnel” se superposait à la notion de subjectivation. Sans grande surprise, nous répondons par la négative, mais notre investigation nous a permis de repérer des points sur lesquels se fonde l’écart entre l’injonction à être entrepreneur-e de soi-même, qui se présente comme une norme, et l’étayage de la subjectivation, pour l’aidé-e, par l’aidant-e.

La subjectivation est, comme la construction de ce terme l’indique, un processus, certes, mais nous voyons que celui-ci ne peut se mettre en œuvre sans s’appuyer, pourrait-on dire, sur ce qui s’est constitué précédemment dans les “subjectivations antérieures”. Premier point introduisant un écart, puisque nous avons vu que le positionnement des aidant-e-s peut correspondre à une négation du passé du sujet, dans lequel son rapport au monde et aux autres a pris une certaine configuration. L’économie, ou plus exactement l’impasse sur cette prise en compte semble bien être une impasse, également, dans le développement du processus de subjectivation. C’est ce que repèrent plusieurs participant-e-s :

‘« Le travail social ne peut pas aider la personne, ne peut pas se faire sans elle et sans s’appuyer sur ce qu’elle est. » (Mme CF, AS à Givors)’ ‘« Il faut bien tenir compte de ce qu’est la personne. On peut pas aboutir à quelque chose sans tenir compte de ce qu’elle est. » (Mme E., CI à Rillieux-la-Pape)’

La prise en compte de cette histoire dans le présent du sujet (nous pourrions dire des “jeux de vérité” dans lesquels se constitue sa réalité, ou expérience) repose sur les processus identificatoires qui permettent que se développe une compréhension – toujours partielle – de l’expérience vécue par l’aidé-e. Ceci implique que ce-tte dernier-e puisse énoncer l’interprétation qu’il ou elle produit de sa situation240. Ce qui implique également de tenir à distance sa propre interprétation, et donc de tendre vers une certaine impartialité, c’est-à-dire vers l’ouverture d’un espace de dialogue, mais aussi “d’y être”, c’est-à-dire de dépasser une posture d’objectivité et de neutralité (dont nous avons vu qu’elle constitue souvent un refuge, dans les pratiques d’aide).

En effet, « la subjectivation est précisément ce qui met le collectif dans l’individuel (toute subjectivation est, intrinsèquement, co-subjectivation) », comme le souligne Sylvain Dambrine (2004, [10]), et nous comprenons mieux, ainsi, pourquoi les participant-e-s expriment régulièrement que leur pratique est, pour eux/elles, la source d’un « enrichissement humain » : dans l’échange intersubjectif qui soutient le processus de subjectivation pour l’aidé-e, s’opère parallèlement, ou plutôt conjointement, du côté de l’aidant-e, un processus identique ou du moins comparable – puisque ses effets différeront pour l’aidant-e et l’aidé-e. Nous repérons ainsi un second point de rupture vis-à-vis de l’idée de développement personnel, telle qu’elle est pensée dans l’hypermodernité, c’est-à-dire en tant qu’action individuelle. Le rapport étroit qui unit collectif et individuel, dans la subjectivation, est bien ce qui en fait un travail de soi tout contre la norme. C’est pourquoi la transmission de normes (règles, lois, codes sociaux qui ordonnent les comportements…) ne se constitue pas nécessairement comme violence symbolique, comme emprise, pour peu qu’un jeu (espace, mais aussi play) puisse se développer autour de ces objets. La dimension éthique peut alors être comprise, en filant la métaphore, comme contribuant à définir la règle de ce jeu.

Cette dimension implique en effet de considérer qu’on ne peut formuler une injonction à entrer dans un processus de subjectivation, mais seulement une invitation, que l’aidé-e peut alors décliner. La demande d’un accompagnement dans une telle démarche n’est souvent pas, au moins en premier lieu, ce qui amène une personne à solliciter un-e intervenant-e dans le champ du social, et la subjectivation ne peut donc être considérée comme l’alpha et l’oméga de ces pratiques, même si elle peut en constituer une dimension très riche, en ce qu’elle peut participer d’une émancipation. Pour autant, l’amélioration des conditions de vie matérielles et sociales peuvent également y participer, en laissant davantage de place à la pensée et à l’action, qui se trouvent envahies par la préoccupation d’avoir à trouver des solutions pour assurer des conditions de vie raisonnablement satisfaisantes. Ce dont témoigne, au travers de ce que nous rapporte Mme H., l’une des personnes avec laquelle elle a travaillé :

‘« Et elle m'a dit l'autre jour : si vous saviez comme je dors bien. Ça fait des années que je ne dormais plus, et depuis que je vous vois je dors bien parce que tout est carré, enfin... On a tout réglé, y'a plus tout ça. (…) C'était ben les courriers des huissiers, les crédits, elle en avait tellement qu'elle arrivait plus à les payer, donc elle appelait machin en disant ben je vais payer tant par mois, alors elle le tenait un mois, et puis le mois d'après, elle appelait Cételem en leur disant ben écoutez je peux pas payer le mois prochain mais je vais vous payer deux mois d'un coup. Donc tous les mois, elle jonglait, comme ça. »’

La précision avec laquelle cette intervenante rapporte l’expérience vécue par cette femme indique qu’une dynamique intersubjective s’est développée, autour de la question des conditions de vie. La dynamique intersubjective n’est donc pas nécessairement liée au développement d’une pratique selon les modalités de l’aide relationnelle, et peut s’appuyer des échanges davantage centrés sur la résolution technique du problème.

Notes
239.

En ce sens, nous pourrions dire que le sens donné à l’expérience est toujours multidimensionnel, et pour ainsi dire polysémique.

240.

Sylvain Dambrine souligne, à partir de son analyse de l’univers carcéral, que sans la reconnaissance de la validité de cette énonciation, c’est bien la possibilité d’une subjectivation qui est atteinte : « Or, par l’entretien de ce déni de reconnaissance, ce sont bien les prisonniers comme interlocuteurs qui sont tenus comme inexistants, en même temps qu’on empêche leur auto-énonciation et qu’on reconduit l’invalidation de leurs discours. » (2004, [12])