b. Une psychologisation du social ?

A partir de cette différenciation entre prise en compte de la subjectivité et “psychologisation”, nous pouvons discuter la question de la place de la psychologie dans le champ de l’intervention sociale. La “psychologisation du social” fait l’objet d’un débat dans le champ de la recherche en sociologie et psychologie sociale (Bresson, 2006)241. D’après Lise Demailly :

‘« Avec un accent polémique, la "psychologisation" est donc dé-socialisation du regard, dépolitisation des représentations, incapacité à penser ou traiter les problèmes de manière socio-historique. » (2005, [4])’

D’un autre côté, cette critique peut être analysée comme se situant dans un déterminisme social. D’après Michel Boutanquoi :

‘« Ce qui se dessine derrière des critiques opportunes renvoie à une tradition durkheimienne (le social ne s’explique que par le social) et, en ce sens, à ce que Moscovici nomme une pression « afin de répudier les facteurs psychologiques de la connaissance de l’homme et de la société » (1988, p. 15). La psychologie ne peut être qu’une fausse science (p. 16) qui tend à miner les pouvoirs de la raison et à cacher les vraies causes de l’angoisse sociale (p. 15). (…) Cette position et cette volonté hégémoniques, cette manière de faire au travers de l’objet « travail social » le procès de la psychologie plus que celui d’une psychologisation conduisent à une double impasse : une impossibilité de penser le sujet, une impossibilité de penser les pratiques du travail social. » (2004, p. 79) ’

Nous avons vu qu’une critique de la psychologisation peut être légitime, lorsque l’interprétation psychologique correspond à l’assignation de caractéristiques psychologiques stigmatisantes, ou à la responsabilisation des aidé-e-s, dans un biais d’internalité qui rabat la complexité des situations (leur multidimensionnalité) sur un niveau d’analyse individuel.

Si nous ne pensons pas que la psychologie peut, à elle seule, être tenue pour responsable du mouvement d’individualisation qui traverse notre culture et qui renforce la norme d’internalité – ce qui dépasse largement le champ de l’intervention sociale, nous nous demandons cependant si, en France, les chercheur-e-s du champ de la psychologie n’ont pas en partie négligé une réflexion sur la manière dont les connaissances de ce domaine peuvent être transmises et utilisées par des praticien-ne-s autres que psychologues. Le risque est que les notions ou catégorisations issues de la psychologie, utiles pour la compréhension et la prise en compte de phénomènes tels que la souffrance ou les troubles psychiques manifestés par les aidé-e-s, soient reprises dans un cadre de pensée moral ou normalisant. Ce risque est d’autant plus grand que l’usage de ces notions, par les intervenant-e-s sociaux n’ayant pas suivi de formation, repose sur la signification qu’elles prennent au sens commun et sont ainsi détachées de l’ensemble théorique au sein duquel elles ont été conceptualisée. Le travail de Serge Moscovici sur les représentations sociales de la psychanalyse (1961) montre bien quelles transformations peuvent s’opérer dans l’appropriation de concepts théoriques par le sens commun. Nous pensons pour notre part que la « psychologisation du social » tient en partie à la circulation d’une “psychologie naïve”, favorisée par la culture hypermoderne portant en particulier la croyance qu’il suffit de « parler », quel que soit l’interlocuteur et le dispositif d’accueil de la parole, pour « aller mieux » (« faire le deuil », dépasser ses « traumatismes »…).

Notes
241.

En témoigne le déroulement de journées d’études, parmi tant d’autres lieux de débats au travers d’articles, d’ouvrages… Cf. en particulier : le numéro spécial de la revue Connexions sur la « psychologisation dans la société », en 2004 (n°81) et l’ouvrage dirigé par Maryse Bresson, paru en 2006 : La psychologisation de l’intervention sociale. Mythes et réalités.