c. Perspectives : place des connaissances issues de la psychologie dans le champ de l’intervention sociale

Ainsi, l’utilisation des concepts issus de la psychologie et de la psychanalyse serait sans doute plus étayante, dans les pratiques du champ social, si elle pouvait être davantage circonscrite, c’est-à-dire située dans un cadre de pensée plus précis, et relié à d’autres niveaux d’analyse et de compréhension (sociologie, anthropologie, droit…) permettant de définir les contours des lieux où l’usage de ces concepts s’avère pertinent. Les psychologues, chercheur-e-s et praticien-ne-s, pourraient donc développer davantage la réflexion sur la place que prennent et pourraient prendre les connaissances issues du champ de la psychologie dans l’intervention sociale, ainsi que des modalités actuelles et souhaitables de leur usage, dans une articulation avec d’autres cadres et niveaux d’analyse. L’inflation psychologisante critiquée par divers travaux (de Gaulejac, 1996 ; Loriol, 1999 ; Fassin, 2005) trouve peut être l’une de ses sources, en deçà des dynamiques sociales spécifiques à l’hypermodernité, dans un défaut de cadrage théorique de l’usage des connaissances de la psychologie pour les “non-psychologues”242 et une insuffisance à penser l’articulation du niveau d’analyse psychologique ou psychosocial avec d’autres modes de compréhension. Comme l’indique Edgar Morin :

‘« Effectivement l’intelligence qui ne sait que séparer brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, unidimensionnalise le mutlidimensionnel. (…) Ainsi, les développements disciplinaires des sciences n’ont pas apporté que les avantages de la division du travail, elles ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir. » (1999, p. 14 et 15)’

La psychologie, mais pas plus que d’autres disciplines, souffre donc de ce cloisonnement qui, paradoxalement, nuit à un ancrage des concepts pour favoriser au contraire leur flottement – les concepts deviennent des notions vagues, davantage liées au sens commun qu’à des bases théoriques – et donc leur circulation sur un mode réductionniste. C’est peut-être ce qui conduit, même si la psychologie reste une référence majeure au sein du travail social, à sa mise à distance par certain-e-s praticien-ne-s, comme le montrent Hélène Milova et Stéphanie Boujut :

‘« Dans les pays occidentaux que sont la France, et l’Allemagne actuelle, on observe une distanciation des travailleurs sociaux par rapport à la psychologie. Certains éducateurs et directeurs de foyers critiquent en effet l’influence et l’omniprésence de la psychologie dans leur champ professionnel. Dans le discours de certains assistants sociaux, on décèle la volonté de souligner les différences qui existent entre leur position dans la relation à l’usager, et la position d’un psychologue. (…) En effet, la distinction des rôles des travailleurs sociaux et des psychologues, et la distanciation opérée, peuvent être interprétées comme la revendication d’une identité professionnelle propre, définie par des pratiques d’intervention, des mandats et des normes professionnelles tout à fait spécifiques à leur champ d’action. » (2005, p. 54)’

Ce besoin de différenciation est étonnant au regard des différences de formation et de définition des missions entre psychologues et travailleurs sociaux, à partir desquelles des identités professionnelles spécifiques se construisent. Si les psychologues s’interrogent rarement sur la proximité de leur pratique avec celle des assistant-e-s de service social, ayant au cours de leurs études élaboré la spécificité de leur pratique, l’inverse ne semble pas vrai, car la pratique des psychologues est désignée dans le discours par le rôle d’écoute, dont on voit mal comment il se différencie de l’écoute revendiquée par les intervenant-e-s sociales. Par ailleurs, observant dans le cadre d’une pratique de psychologue243 la méconnaissance fréquente, dans sa fonction et ses modalités, dont celle-ci fait l’objet chez les intervenant-e-s sociaux (entretenant souvent un rapport enchanté à la parole, comme acte thérapeutique en soi), cette perception à la fois banale et magique du rôle des psychologues est un facteur explicatif de la confusion identitaire (relative) que nous avons également repérée via le désir implicite de participer d’un soin psychique, pour les praticien-ne-s rencontré-e-s.

Le fait qu’un certain nombre de conseiller-e-s en insertion soit recruté dans les rangs d’ancien-ne-s étudiant-e-s en psychologie contribue d’autre part à interroger les champs respectifs des intervenant-e-s sociales et des psychologues244. Cinq des treize conseiller-e-s en insertion rencontré-e-s ont fait des études de psychologie. Ceci n’est pas spécifique à notre échantillon, car comme l’indique un site d’information sur l’emploi (www.informetiers.fr), à propos du métier de conseiller-e en insertion professionnelle :

‘« Il n'existe pas de formation spécifique ou d'expérience professionnelle spécialisée pour accéder à ce métier mais beaucoup de conseillers ont une formation universitaire en psychologie. »’

L’Université de Rouen indique par ailleurs, sur la page de son site consacrée au « devenir des étudiants » détenteurs d’une licence de psychologie, que le métier de conseiller-e en insertion fait partie de ces devenirs possibles. Ajoutons que ceci est indiqué pour la licence de sociologie également. Néanmoins, le désir implicite de participer d’un soin psychique, repérable dans les entretiens, peut être nourri par le fait d’avoir suivi des études de psychologie. Par ailleurs, le recrutement des conseiller-e-s en insertion, sur les bases de cette formation initiale en psychologie, montre bien la présence de l’idée, dans ces structures d’insertion, que certaines des compétences des psychologues sont utiles à la pratique. La fonction de ces compétences devient alors assez floue, et reste à notre sens impensée.

La psychologisation du social, si tant est que l’on puisse utiliser ce terme pour parler de l’usage de notions issues du champ sémantique de la psychologie s’inspirant plus du sens commun qu’elles ne s’appuient réellement sur ses diverses assises théoriques et développements conceptuels, s’adosse donc à un flou quant à la fonction que remplissent les psychologues, du fait de l’enchantement de l’activité de parole donnant à l’écoute des vertus quasi magiques, quelles que soient ses modalités. La parole peut effectivement avoir des effets, dans le champ de l’intervention sociale, en ce qu’elle donne la possibilité d’une prise en compte de la subjectivité des aidé-e-s, dans une dynamique d’intersubjectivité reliée aux missions des aidant-e-s. Mais si l’écoute qui invite à la parole ne se réfère qu’à elle-même, comme moyen et comme fin, la dynamique de psychologisation peut se déployer.

Ainsi, la notion d’écoute flottante peut bien connaître un destin inattendu : l’écoute semble bel et bien flotter (!), parfois, dans le champ de l’intervention sociale, sans pouvoir s’ancrer dans un lieu précis d’où elle puisse être réarticulée aux dimensions matérielles et socioculturelles que comportent l’expérience des personnes aidées. Pour autant, des pistes se dégagent, dans la visée d’amarrer davantage les pratiques à un cadre théorique qui soutienne une fonction définie des connaissances du champ de la psychologie pour ces aidant-e-s, cadre qui gagnerait à être dans le même temps construit dans une référence à d’autres cadres d’analyse.

Comme le souligne Jean-Paul Lassaire, un travail est à mener pour voir comment les travaux scientifiques, dégageant des notions et modèles théoriques qui pourraient se constituer comme supports de la pensée et de l’action de ces praticien-ne-s, sont repris dans le contexte des pratiques développées dans le champ de l’intervention sociale :

‘« La formation gagnera en utilité si elle cherche à élucider les "trivialisations" de la pensée savante, à observer le "nomadisme" de ses notions et le caractère polysémique qu'elles finissent plus ou moins par acquérir dans l'échange ou par leur insertion dans des univers symboliques différents de celui de leur origine. La réduction du rapport magique ou du rejet du "théorique" passe donc par un travail clinique rigoureux à propos des postures éducatives impliquantes et coûteuses et par les mises au jour des attentes paradoxales des institutions relayant la plupart du temps des slogans du travail social ou de la demande sociale en général. » (2004, p. 259)’

Nous espérons avoir contribué à ce repérage, qui nous conduit à l’idée que cette investigation pourrait être poursuivie en focalisant l’attention sur la manière dont les modèles et notions concernant la vie psychique et les dynamiques psychosociales sont employées par les intervenant-e-s sociaux. Le fait de circonscrire plus précisément les fonctions que remplissent et pourraient remplir les connaissances issues du champ de la psychologie pour les intervenant-e-s du champ de l’intervention sociale permettrait de définir des perspectives de pratique où ces connaissances, favorisant une prise en compte de la dimension subjective, pourraient coexister avec la prise en compte du contexte socio-économique et culturel. La réflexion sur la place de la compréhension des processus psychologiques dans la pratique d’intervenant-e-s sociales pourrait contribuer à développer la qualité de ces pratiques, et dans le même temps à limiter un risque d’inflation psychologisante par le repérage des lieux où cette compréhension a une fonction étayante, et de ceux où l’analyse psychologique apparaît comme une modalité défensive ou comme conduisant à une stigmatisation. Des pistes pour la formation professionnelle aux pratiques d’intervention sociale seraient ainsi dégagées.

Nous arrivons au terme de ce travail retraçant la démarche de recherche que nous avons menée dans le cadre d’un doctorat en psychologie sociale, et voyons se dégager des pistes que nous espérons pouvoir explorer par la suite, dans la continuité du chemin parcouru tout au long de cette recherche. Nous allons à présent résumer ce parcours, en retraçant les aspects saillants des paysages qu’il nous a permis de contempler, mais aussi la manière dont nous avons tenté, au fur et à mesure de nos observations, d’expliquer leur présence, en les analysant par une mise en rapport avec la dimension historique, le contexte socioculturel actuel, mais aussi avec les aspects spécifiques que comporte l’interaction entre aidant-e et aidé-e.

Notes
242.

Par un travail d’élaboration et de construction d’une “psychologie appliquée au champ du travail social” : des bricolages divers, dont nous ne nions pas l’intérêt, existent de longue date, mais ils gagneraient sans doute à s’inscrire dans une réflexion plus générale sur la pertinence et les modalités de transmission et d’usage des connaissances issues du champ de la psychologie et de la psychanalyse.

243.

Au sein d’un Centre Médico-Psychologique (secteur de l’hôpital psychiatrique), ce qui amène à être fréquemment en lien avec divers intervenant-e-s sociaux.

244.

Même si une ligne de démarcation nette ne peut être tracée, chaque champ est situé dans une “philosophie” générale de la pratique distincte. Certains processus peuvent être transversaux à ces différents cadrages des pratiques, qui n’en deviennent pas similaires pour autant.