Conclusion

Partant d’un objet dont nous avons en premier lieu tracé les contours : l’aide à autrui, nous avons opté pour la perspective de l’étude des représentations professionnelles de ceux et celles qui développent des pratiques d’aide dans le champ de l’intervention sociale. Depuis que les dynamiques de globalisation des échanges, de précarisation et de désinstitutionalisation se montrent comme caractérisant notre société hypermoderne, le travail social se voit reconfiguré par l’émergence de nouvelles professions du social, faisant appel à des praticien-ne-s peu ou prou formé-e-s à cet exercice professionnel, au point que le terme d’intervention sociale s’avère être plus pertinent pour décrire la nébuleuse d’espaces et de pratiques liés aux politiques d’action sociale – même si ce terme a récemment disparu dans l’intitulé du ministère chargé de les conduire.

Dans ce contexte, nous nous sommes demandé quel sens (perception, signification, orientation) prennent les pratiques d’aide pour ceux et celles-là même qui les mettent en œuvre. Cette question, au-delà d’une démarche descriptive, visait à comprendre une part des fonctions des représentations professionnelles des aidant-e-s, et à étudier certains de leurs ancrages psychologique, psychosociologique et sociologique. La démarche comparative entre professions “traditionnelles” et nouvelles professions du social se donnait pour objectif de repérer les points communs et les divergences entre ces deux groupes, afin de mieux mettre à jour les enjeux spécifiques à chacun, comme les aspects transversaux à ces deux catégories de praticien-ne-s. Par ailleurs, nous visions à mettre en travail une hypothèse générale concernant l’historicité des représentations professionnelles des acteurs du champ de l’intervention sociale, comme dimension contribuant à expliquer leurs contenus, leur organisation et leur dynamique. Nous nous interrogions sur le destin que connaissent les notions et formes épistémiques antérieures transmises par la mémoire sociale.

Nous avons vu, en nous appuyant sur des données qualitatives issues d’entretiens de recherche semi-directif, analysés en faisant appel à une triangulation méthodologique, que les intervenant-e-s rencontré-e-s (quelle que soit leur profession) construisent leur discours sur leur pratique autour de deux principaux modèles : le modèle d’une aide relationnelle, qui, dans une perspective individuelle, se donne pour visée la mise en œuvre d’un processus de subjectivation chez l’aidé-e, sa “réalisation personnelle”, et pour moyen un accompagnement maïeutique, principalement via l’écoute – d’une part ; le modèle d’une aide technico-éducative qui vise au progrès social et au perfectionnement de l’aidé-e (dans un schéma de réparation), ces améliorations s’appuyant sur les compétences techniques de l’aidant-e – d’autre part. Ces deux modèles, qui peuvent être compris comme des idéaux-types, coexistent dans une polyphasie cognitive des représentations professionnelles. Le premier s’appuie sur les valeurs de respect de la subjectivité et l’importance accordée à la relation, et se rapproche ainsi de l’éthique du care, tandis que le second est marqué par l’éthique humaniste, qui valorise l’autonomie et vise une perfectibilité de l’homme et du social.

La polyphasie cognitive des représentations professionnelles, qui se ressaisit de ces deux formes de rationalité, marquées historiquement, apparaît comme le support d’une dialectique du discours et de la pensée. Un rapport dialogique s’établit entre ces deux pôles de l’univers de pensée au sein duquel s’interprète, dans une pluralité de significations, le sens donné aux pratiques d’aide. Notre hypothèse générale se voit donc étayée par ces observations, et nous avons pu développer l’idée que le rapport vis-à-vis de notions héritées de l’histoire peut se constituer selon des modalités de filiation, de rupture et/ou de synthèse – la possibilité de la coexistence de différentes modalités étant liée à la polyphasie cognitive caractérisant un système de représentations. D’autre part, les thêmata, par leur transversalité, peuvent être compris comme des vecteurs de transmission de formes épistémiques antérieures, comme une structure sur laquelle s’appuie la mémoire sociale. Dans le même temps, les thêmata favorisent l’articulation dialogique de différentes formes épistémiques, par la potentialité qu’ils ouvrent d’établir entre elles des liens de similitude et d’opposition.

La dialogie du discours se manifeste comme ayant une fonction de prise en charge des paradoxes et tensions que comporte une telle activité. Dans le même temps, elle traduit l’ancrage psychosociologique de ces représentations dans l’inscription sociale de ces intervenant-e-s : en tant qu’acteurs sociaux dont le rôle est pour partie défini par les missions et la commande institutionnelles, la dialogie de leur discours témoigne de la dialectique entre rôle idéal (davantage relié à l’aide relationnelle) et rôle prescrit (aide technico-éducative), dont la synthèse s’opère dans le rôle que ces praticien-ne-s se voient jouer.

Nous avons pu repérer que l’idéal d’autonomie (plutôt lié à l’aide technico-éducative) se voit en partie remis en cause, du fait de l’obscurcissement de l’horizon du progrès social – sur lequel il s’appuie – dans l’hypermodernité. Même si la notion d’autonomie se voit en partie reconfigurée, en passant à un niveau individuel, l’idéal de la « réalisation de soi » se manifeste comme une perspective privilégiée, car entrant en cohérence avec les conceptions de la finalité de la vie humaine circulant largement au sein de l’hypermodernité.

La “psychologisation du social” apparaît alors comme une expression, parmi d’autres, d’un phénomène qui dépasse largement les limites de ce champ de pratiques : une focalisation de l’attention sur l’intériorité et plus particulièrement la dimension psychologique. Nous observons alors qu’une réduction de la complexité sur la dimension psychologique peut conduire, entre autres facteurs, à une responsabilisation des aidé-e-s (si ce n’est d’être à l’origine de leurs difficultés, ils/elles sont du moins placé-e-s comme responsables des solutions à trouver).

Nous avons observé que « l’écoute » prend sens de valeur, plus que d’activité, mais peut également correspondre à une croyance en des vertus quasi magique de ses effets, dans un rapport enchanté à la parole. Nous voyons émerger le fait que l’attention portée à la subjectivité présente deux visages : d’une part, elle peut se constituer comme psychologisation, en tant que négation du contexte matériel et social dans lequel se situe l’aidé-e ; de l’autre, elle peut effectivement se constituer comme posture éthique, en soutenant un processus de subjectivation, qui se déroule conjointement pour l’aidant-e et l’aidé-e, à condition qu’un espace intersubjectif soit ouvert (ce que permet l’identification), espace dans lequel peut alors se développer un jeu autour d’objets sociaux, et en particulier les normes.

Quand l’écoute correspond à une prise en compte de la subjectivité de l’autre, mais aussi du contexte dans lequel il/elle se situe, dans toute sa complexité – dont elle/il seul-e peut témoigner –, nous pensons qu’elle permet effectivement une rencontre bénéfique pour l’aidé-e, et satisfaisante pour l’aidant-e. La relation, quoique toujours asymétrique245, peut alors être dégagée des mouvements d’emprise toujours possibles (voire probables) dans une interaction marquée par une différence de statut. Ce qui ne signifie pas qu’il suffise de se réclamer d’une posture d’écoute, une telle revendication pouvant au contraire constituer une dénégation d’une activité de contrôle, d’une influence normative et/ou de pulsions d’emprise contre lesquelles tout-e aidant-e a à se défendre : l’asymétrie est propice à la naissance de tels mouvements.

Pour autant, au regard des témoignages recueillis, nous pensons que cette prise en compte, cette préoccupation, qui s’inscrit dans une éthique du care, s’est effectivement mise en œuvre dans certaines des expériences relatées par les participant-e-s, celle-ci ayant soutenu un processus conduisant également à l’amélioration de la condition des aidé-e-s, dans ses dimensions matérielle et sociale. Ces dernières ne sont donc pas à évacuer, dans une idéalisation de la subjectivation. Par ailleurs, l’aidé-e ne peut qu’être invité à entrer dans ce “travail de soi, tout contre la norme”, la subjectivation ne pouvant se soutenir d’une injonction à la mener. Ce second versant de l’attention portée à la subjectivité, positif, doit néanmoins être soutenu, car la dimension mortifère de l’emprise et/ou de l’injonction à se conformer aux normes sociales se nourrit de la souffrance professionnelle et d’un contexte de pratique déshumanisant. La dynamique intersubjective soutenant une émancipation des aidé-e-s vis-à-vis de conditions matérielles, sociales et psychologiques pénibles se montre comme ayant des conditions de possibilité, quand le contexte de travail permet aux aidant-e-s d’avoir une pratique humaine, c’est-à-dire quand l’identification à l’autre reste possible, sans régresser dans la projection ou l’introjection, ou en arriver à une altération du lien, dans l’interaction.

L’ensemble de cette analyse nous conduit à penser qu’un travail est à mener pour développer théoriquement et de manière appliquée comment les connaissances issues du champ de la psychologie peuvent être intégrées dans un référentiel théorico-pratique étayant pour les praticien-ne-s de l’aide à autrui, qui ont fort à faire pour “tenir”, mais aussi pour “y être”, face à la souffrance dont témoignent les aidé-e-s, et à face à des logiques d’activation – peu respectueuses de l’expérience vécue par les aidé-e-s, et qui contribuent à les désigner comme étant responsables de leur situation, plus que le contexte socioéconomique de chômage et de désaffiliation.

Notes
245.

Cette asymétrie des places étant liée au contexte de la rencontre, elle est une constante de cet espace.