Introduction

Notre travail de recherche s’intéresse à la chanson française, expression artistique populaire, qui bénéficie d’une place importante dans nos pratiques d’écoute des objets musicaux. C’est une banalité de dire que la chanson ne suscite que peu d’intérêt scientifique. Cet état de fait rend compte d’une réalité de l’objet : difficilement considérée comme une véritable expression artistique, parcimonieusement admise comme une expression poétique, la chanson est globalement considérée comme un mode d’expression pauvre, simple, voire simpliste, qui ne mérite guère que l’on s’y arrête. Il lui reste tout de même, pour trouver sa place parmi les objets d’étude des sciences humaines, sa présence ancestrale et indubitable dans les sociétés humaines. En conséquence, les quelques travaux universitaires qui lui sont consacrés portent le plus souvent sur sa dimension historique, sociale, ou anthropologique. Une autre reconnaissance lui est parfois offerte, celle d’expression poétique, qui donne alors lieu à des recherches d’ordre littéraire. Outre le fait que cette reconnaissance n’est concédée qu’à un nombre restreint de chansons, et donc d’ « auteurs », ce n’est plus vraiment de chansons que l’on traite mais de poésies. Néanmoins, quelques études en musicologie, peu nombreuses et récentes, s’intéressent à la chanson, dans le cadre de recherches concernant les « musiques actuelles »1. Ces recherches, également à orientation sociologique, prennent alors en considération sa pleine dimension d’objet musical, objet écouté, et le plus souvent avec passion, par ses nombreux auditeurs.

Notre intérêt personnel a justement été aiguisé par ce paradoxe. Comment s’expliquer qu’un objet que l’on dit aussi simple et trivial, garde pour autant une importance considérable dans les pratiques d’écoute de la musique ? Ainsi que le précise Chion, « […] presque tous les titres diffusés par les chaînes dites "musicales", que celles-ci soient radiophoniques ou audiovisuelles […] sont en effet, il faut souligner cette évidence négligée, des chansons avec des paroles »2. Doit-on y voir uniquement un succès programmé d’une expression artistique créée, produite, composée, pour plaire au plus grand nombre ? N’y aurait-il rien à découvrir de la chanson, qui ne relève ni de son histoire, ni de son entour social, ni de ses enjeux économiques, ni de sa « poésie » littéraire, mais qui éclaire sur la nature de cette relation intime, entre un auditeur conquis, qui renouvelle encore et encore l’écoute, et une chanson qui, même entendue et réentendue, garde son attrait et ne se vide pas de son sens ? N’est-ce pas dans la singularité de ce qu’elle est, un objet musical, fait de sons, de musique et de voix, qu’il faut chercher quelques fondements de sa valeur d’objet de sens pour l’auditeur qui l’écoute ? La quête relève à l’évidence de l’utopie. Cependant, dès lors que la sémiotique a justement pour vocation l’exploration du sens, ces questions nous sont apparues pertinentes, et le désir de découvrir quelques éléments de réponses a suffit à motiver et à orienter notre projet de recherche.

En conséquence, nous avons souhaité considérer la chanson au plus proche de ce qu’elle est pour un auditeur : une production artistique musicale, qui s’inscrit dans une pratique itérative et distraite d’écoute, et qui fait sens pour l’auditeur dans ce mode d’existence spécifique. Cette pratique ainsi simplement caractérisée nous est apparue révélatrice quant à ce qu’il nous fallait prendre en considération dans notre recherche. Tout d’abord, si la chanson se caractérise par le fait qu’on l’écoute souvent, c’est sans doute que l’expérience renouvelée de cette écoute est fondamentale pour la construction de l’objet de sens. De plus, puisque cette expérience est de l’ordre de l’audible, elle fait directement intervenir la dimension sonore et musicale de la chanson. Enfin, s’il est admis que la chanson est « l’opéra de tout le monde […] chez les gens qui ne savent ni lire ni écrire, comme pour les plus instruits », et qu’elle constitue une « façon simple de s’exprimer »3, sans doute faut-il également lui reconnaître d’autres manières de « signifier » que le seul « message » contenu dans son texte maintes fois entendu. Nous posions, dans cette réflexion initiale naïve, les orientations fondamentales de notre projet de recherche sémiotique : étudier la chanson comme une totalité audible, objet sonore et musical, qui fait sens pour un auditeur dans cette pratique caractérisée ; prendre le parti de délaisser le texte et ses significations, afin de nous offrir la possibilité de découvrir d’autres modes d’émergence du sens de cet objet. Nous construisions alors la question singulière, sous-jacente à l’ensemble de notre démarche : comment une chanson, objet musical et sonore, signifie-t-elle pour un auditeur, dans la pratique d’écoute distraite et itérative qu’il en a ?

Ce projet de recherche ainsi ébauché, il se révèle singulier au regard des démarches traditionnelles. En effet, habituellement, l’analyse de la chanson suscite principalement deux types d’approches : à caractère sociologique ou historique, elles prennent spécifiquement en compte sa nature de « fait social » ; à caractère littéraire, elles la considèrent comme une production exclusivement poétique. En sémiotique, certains travaux isolés4 proposent une approche de l’objet pluricode, en rendant compte des homologies ou tensions entre contenu verbal et expression musicale. Notre recherche présente par conséquent une quatrième orientation, et propose de s’intéresser à l’objet sonore et musical en tant que totalité audible, dans son existence au travers de sa pratique ordinaire d’écoute par un auditeur, écoute distraite et itérative. Dès lors, étant donné le manque de travaux analogues, elle se présente ouvertement comme une démarche expérimentale, à caractère fondamentalement empirique.

Notre travail résulte alors d’un ensemble de questionnements, que cette orientation de recherche a suscité, et dont chacune des réponses apportées a constitué une étape de notre réflexion. Ainsi, la première partie de notre travail est consacrée à la définition de la chanson en tant qu’expression artistique. Nous y dressons une sorte de carte d’identité de l’objet de recherche, de nature socio-historique, qui permet de rendre compte de ce qu’est la chanson aujourd’hui. L’objet ainsi défini s’avérant historiquement, socialement, et culturellement assez hétéroclite, nous proposons dans le premier chapitre de la seconde partie, une réflexion qui permette de délimiter, dans ce domaine vaste que constitue la chanson, un ensemble homogène d’objets musicaux, homogénéité nécessaire à la construction de l’objet sémiotique. En effet, cette réflexion s’est avérée indispensable pour construire un corpus qui ne soit ni aléatoire ni subjectif, et qui réponde à nos exigences méthodologiques : étudier la chanson telle qu’elle existe aujourd’hui pour un auditeur, c’est-à-dire une chanson enregistrée en studio, qui parvient à l’auditeur par le biais de ses supports d’enregistrements et de media divers, et qui utilise dans sa composition les technologies actuelles de traitement du son. En conséquence, cette étude aboutit à la constitution du corpus, qui comprend treize chansons choisies pour leur même appartenance aux « musiques actuelles », et à un domaine générique nommé « chanson française ».

Le second chapitre de cette partie expose alors notre problématique, nos choix méthodologiques et nos conditions d’analyse. Cette étape du travail s’est avérée délicate, du fait d’une part, que la sémiotique s’est très peu intéressée à la chanson et aux objets sonores, d’autre part que les quelques recherches existantes concernant la chanson démantèlent l’objet, et ne le considère pas dans sa totalité, sonore et musicale. En conséquence, nous avons élaboré notre problématique en fonction de deux principales préoccupations : prendre en considération l’activité perceptive d’écoute, dans la mesure où notre recherche vise l’objet tel qu’il est perçu par l’auditeur ; trouver un cadre théorique sémiotique susceptible de s’avérer pertinent au regard de notre démarche de recherche et des propriétés de l’objet musical. Cette problématique s’élabore alors au croisement des propositions théoriques de Pierre Schaeffer, concernant l’activité perceptive d’écoute des objets sonores, et de celles de Geninasca, concernant l’interprétation des discours esthétiques comme « ensemble signifiant » ou « tout de signification ». Nous construisons alors l’hypothèse selon laquelle l’auditeur de chanson est susceptible d’instaurer cet objet en « tout de signification », au travers de stratégies de cohérence et de cohésion, et de fonder ainsi l’objet de sens, dans ses dimensions intelligible et sensible. L’auditeur instaure alors l’objet par l’intermédiaire d’une double saisie, musicale et sonore, ainsi caractérisées selon les activités d’écoute impliquées. L’instauration du « tout de signification » prendrait alors corps au sein de l’instance énonciative, et de ses deux pôles – énonciateur / énonciataire – dont les enjeux sémiotiques sont concentrés dans cette notion centrale, la voix, qui syncrétise l’ensemble des fonctionnements sémiotiques en jeu dans cet objet.

Enfin, nous présentons, dans la troisième partie de notre travail, l’ensemble des réflexions et des résultats, qui ont émergé de l’expérimentation du corpus, et de l’analyse des chansons, permettant ainsi d’éprouver les hypothèses formulées. Le premier chapitre, dans lequel nous explicitons le passage de l’objet perçu à l’objet analysé, construit la chanson comme objet de discours, musical et sonore, décrivant ainsi les modes d’émergence du sens susceptibles d’y être efficients. Cet objet de discours s’élabore alors dans un constant va-et-vient entre l’objet empirique du corpus et la réflexion globale théorique. Le chapitre suivant, présentant des analyses orientées et argumentées des chansons de notre corpus, éprouve alors l’ensemble des hypothèses formulées, ainsi que les réflexions sémiotiques qui y sont corrélées.

Notes
1.

À notre connaissance, le seul groupe de recherche en France, qui inscrit la chanson au rang d’objet d’étude, est l’équipe « Jazz, Chanson et Musiques Populaires », (JCMP, créé en 2005, resp. L. Cugny et C. Rudent) de l’Observatoire Musical Français (OMF, Paris Sorbonne). Présentation du groupe sur le site de l’OMF : http://www.omf.paris4.sorbonne.fr/

2.

Chion, 1994 : 89.

3.

Félix Leclerc, Chorus, Les cahiers de la chanson, n°30, Hiver 2000.

4.

Ces travaux sont présentés Partie II - Chapitre 2, p. 111.