1. Aux origines : naissance de la poésie lyrique

Dire que l’Homme aurait commencé à chanter avant même d’acquérir le langage est une hypothèse fortement répandue et attestée. Pour ce qui concerne l’origine de la chanson de langue française proprement dite, elle nous ramène à l’origine même de notre langue, et donc aux premières acceptions du terme « chanson ».

Le terme « chanson » est apparu dans notre langue au Moyen-âge, dès le XIe siècle. Il désigne de manière générale le « chant (d’un être humain, d’un instrument) »10. A l’origine, on lui reconnaît notamment deux acceptions spécifiques :

‘« Moyen-Âge. Poème accompagné de musique. Spécialt. Poème épique assonancé célébrant des faits historiques ou légendaires, appelé aussi Chanson de geste. La « chanson de Roland », la « chanson d’Antioche ». Poème lyrique rimé que chante le trouvère ou le troubadour. La pastourelle, le virelai sont des chansons du Moyen-Âge. Chansons de toile, que les femmes chantaient en lisant. »11

Le terme se réfère soit aux poèmes constituant les chansons de geste, soit aux compositions des trouvères et des troubadours, et concernent dans les deux cas un objet relevant de la création poétique et entretenant un lien plus ou moins étroit avec la musique. Ces deux types de compositions vont constituer, chacune de manière spécifique, l’ancrage d’une certaine chanson dans l’histoire littéraire.

La première acception du terme « chanson », rattachée à la chanson de geste, désigne un poème en vers, relatant les hauts faits de héros ou de personnages illustres. Chailley en donne la définition suivante :

‘« La chanson de geste serait essentiellement l’extension à la "‘geste des héros" de la "geste des saints" sortie de l’office par adaptation en langue vulgaire, selon le processus des tropes, à partir des récitations chantées de ces vies de saints, telle qu’elle figurait liturgiquement comme leçons de matines. D’où leur structure récitative sur un nombre restreint de timbres d’intonation, de développement, de conclusion, etc. bien connue de la récitation chantée liturgique. »12

La chanson de geste constitue un genre littéraire propre, développant des récits épiques liés aux héros qu’elle célèbre, et se restreignant à une utilisation de l’élément musical très codifiée et relativement limitée. La chanson de Roland en constitue un prototype, au sens de Maingueneau13. Cette œuvre réunit les caractéristiques attribuées au genre : poème épique, de type narratif, dont on peut retenir quelques éléments structurels, exposés par Naudin, dans son ouvrage Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France : rôle unificateur de la chanson :

‘« Quant à la structure, elle en impose par une longueur de 4002 vers, l’emploi de décasyllabes coupés régulièrement après le quatrième vers, l’assonance souvent voisine de la rime et l’usage de la laisse ou strophe extensible variant de cinq à trente-cinq vers suivant l’unité thématique du passage. »14

Cette première acception du terme n’a que peu de rapport avec la seconde. En effet, les poèmes lyriques, rimés, chantés par les trouvères et les troubadours, sont d’une toute autre facture, et d’une toute autre nature que la geste. Ces poésies chantées posent en effet les bases d’un genre poétique nouveau : outre le fait qu’elles mettent à l’honneur des formes courtes et qu’elles exploitent presque systématiquement la rime, elles vont diversifier leur composante musicale et intégrer des thématiques nouvelles. Elles innovent sur le plan musical :

‘« […] dans l’éventail offert par les huit modes liturgiques, le trouveur n’utilise que cinq d’entre eux – dont deux ne sont d’ailleurs que des transpositions – ; en outre et alors que l’Église, depuis les temps primitifs, interdit les altérations de degrés de la gamme, les trouveurs emploient le dièse et le bémol ; alors que le chant grégorien met toujours un ton entier pour la note finale, le chant du trouveur s’achève en général par un demi-ton ; il semblerait, en outre, qu’en opposition au rythme libre de la mélodie grégorienne, dès le XIIe siècle et sous la pression syllabique du vers, le chant profane aurait utilisé une mélodie mesurée d’après les formules rythmiques suivantes : à trois temps et à rythme binaire, à deux temps et à rythme ternaire, quelquefois à deux temps simples. »15

Des innovations sur le plan textuel :

‘« Genres et thèmes se multiplient : monologues, dialogues (« tensons » ou « jeux-partis »), scènes à plusieurs personnages (« chansons d’aube »), récits narratifs (« chansons de toile », « pastourelles »), chansons pieuses, chansons satiriques (« sirventès »), chansons à danse (« carolles », « balleries », « estampies »), chansons d’amour […] »16

Cependant, que ce soit les chansons de geste, ou les chansons des trouvères, les objets ainsi désignés sont des créations poétiques contemporaines l’une de l’autre, apparues au même moment de l’histoire littéraire, ce qui laisse présager une relation certaine entre elles. Il n’est pas inintéressant en effet de noter que les deux types de compositions seraient, selon Naudin, issues d’un même procédé, le trope :

‘« Aux environs de 850 un anonyme de Jumièges transmet à Nokter, moine de Saint-Gall, l’idée de mettre des paroles syllabiques sous les vocalises grégoriennes de l’Alléluia afin de les retenir plus aisément. Nokter, saisi d’enthousiasme pour l’ingéniosité de ce procédé d’aide-mémoire, adopte cette trouvaille, compose des textes et lance la mode de ces nouvelles compositions ecclésiastiques qui, brodées sur des vocalises, s’en détachent très vite pour former des pièces séparées du répertoire scriptural auxquelles on donne le nom générique de « tropes », du latin « tropare » : trouver. […] Ce sont des tropes que sont issues en droite ligne les trois formes primitives de la littérature narrative, dramatique et lyrique française  »17

Le trope est en fait un procédé de composition, littéraire et musicale, qui aboutit à des productions où poésie et musique sont plus ou moins étroitement liées. Selon Naudin, trois genres littéraires naîtront de ce nouveau procédé : les hagiographies de langue française constitueront le premier genre, les chansons de geste le second :

‘« Le troisième genre littéraire issu des tropes se révèle être la poésie lyrique, non narrative et non dramatique. Elle surgit à la fin du XIe siècle, contemporaine de la Chanson de Roland dont elle reflète les traits individualistes, profanes et artistiques. Elle se présente sous forme de pièces courtes appelées "vers" ou "chansons" composées non plus par des anonymes plus ou moins cléricaux mais par de vrais laïcs, "troubadours" ou "trouvères", auquel on peut donner le nom générique de "trouveurs" c’est-à-dire, par définition, "faiseurs de tropes". Les œuvres des "trouveurs" de la fin du XIe, du XIIe et du XIIIe siècle sont toujours chantées et accompagnées musicalement. »18

Duneton souligne également l’apport du trope à la chanson profane :

‘« Cependant – c’est l’originalité la plus fructueuse de cette innovation – beaucoup de tropes reçurent une mélodie spéciale intercalée dans le texte officiel, ce qui fut particulièrement le cas du Gloria et du Credo. Cela donna lieu à une extension musicale dont les conséquences dans la chanson profane furent incalculables. […] Ce sera en effet l’un des fonds musicaux de la chanson populaire très ancienne dont les formes plus ou moins modifiées se sont hissées jusqu’à nous, de siècle en siècle, sans que l’on puisse retracer leurs parcours. »19

Entre les chansons de geste et les compositions des trouvères, il y aurait donc bien, non pas une relation de filiation au sens strict, mais, pourrions-nous dire, une parenté de naissance, toutes deux résultant d’un même fait : la naissance de la poésie de langue française. Le rapprochement des deux types de production s’arrête là. Les deux genres se développeront ensuite de manière relativement autonome, développant des caractéristiques qui leur seront propres. Les distinctions fondamentales entre les deux genres relèveront entre autres, comme on l’a rapidement noté, de différences structurelles et thématiques importantes, ainsi que d’une pratique de la composante musicale spécifique à chacune, ce qu’explique Louis‑Jean Calvet dans son article de l’Encyclopedia Universalis :

‘« Le terme "chanson" a connu les acceptions les plus diverses, parfois fort éloignées de la nôtre. Il apparaît pour la première fois au XIe siècle, avec un sens très particulier, dans l'appellation "chanson de geste", poème épique en décasyllabes ou en alexandrins, plus généralement désigné à l'époque par le mot geste seul : "Il est écrit en la geste francor" (La Chanson de Roland). Il n'y a pas lieu par conséquent de rechercher des correspondances entre cette origine et le mot actuel. Les dimensions (la geste est toujours très longue) et le rapport à la musique (la geste, plutôt que chantée, était psalmodiée sur un accompagnement de vielle) opposent en effet ces deux emplois du terme. »20

Ainsi donc, la parenté entre les deux acceptions de l’époque moyenâgeuse du terme chanson n’a plus cours aujourd’hui. La chanson de geste est reconnue par l’histoire littéraire comme un genre littéraire à part entière, et cette acception du terme est traitée spécifiquement par les dictionnaires contemporains. Néanmoins, cette parenté peut se résumer en un point, et c’est en ce point que le rapprochement est intéressant : les deux types de productions, les chansons de geste comme les chansons des trouvères sont parmi les premières émanations de la poésie de langue française. Par conséquent, elles sont toutes deux à rattacher aux origines même de la poésie française ; et de cette origine naît une relation, qui s’avérera indéfectible, entre chanson et poésie.

Notes
10.

Baumgartner, Ménard, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, Librairie générale française, 1996.

11.

Dictionnaire de l’Académie Française, Éditions. Julliard, Paris, 1994.

12.

Chailley, 1960 : 756.

13.

« La notion traditionnelle de genre a d’abord été élaborée dans le cadre d’une poétique, d’une réflexion sur la littérature. […] Les œuvres sont ainsi référées à des " prototypes " : Les liaisons dangereuses pour le roman par lettres, L’Iliade pour l’épopée, etc. » (Maingueneau, 1998 : 51).

14.

Naudin, 1968 : 63.

15.

Ibid. : 67.

16.

Ibid.

17.

Ibid., 59-60.

18.

Ibid., 66. Naudin emprunte les termes entre guillemets à Chailley (Chailley, 1960).

19.

Duneton, 1998 : 70.

20.

Calvet, L-J. : « Chanson », article de l’Encyclopedia Universalis.