2. De la chanson dans l’art poétique

De cette poésie naissante découlera finalement toute la littérature française. La création littéraire va évoluer vers des formes sans musique, puis non versifiées, donnant naissance rapidement à la prose. Quant à la poésie, elle est durant tout le Moyen-âge le plus souvent chantée, soit sur des mélodies monodiques, soit en chants polyphoniques. Le rondeau, le virelai, la ballade, en sont autant de réalisations. Jusqu’à la Renaissance, cette alliance entre musique et poésie reste une réalité littéraire : Les genres poétiques évoluent, se diversifient, se multiplient, mais restent très influencés par la musique. La poésie garde en elle les ingrédients d’une « chanson », en tant que production verbale versifiée, susceptible d’être accompagnée par une composante musicale. Elle développe évidemment des formes fixes, régule les thèmes autorisés dans tel ou tel genre poétique, érige des règles de métrique, mais reste très influencée par sa relation avec la musique. Dans son ouvrage Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France, Marie Naudin propose une étude détaillée concernant cette alliance entre poésie et musique au cours des siècles, et montre que cette relation est très complexe : elle est régit par de nombreux critères, d’ordre esthétique, mais également d’ordre sociologique et idéologique. Elle cite notamment Thomas Sébillet qui, dans son Art poétique françoys paru en 1548, consacre un chapitre à la chanson :

‘« […] le chapitre qu’il consacre à la "chanson" se révèle être d’un intérêt incontestable car il se justifiera dans les faits. […] Sébillet assimile la "chanson" déjà décrite chez Fabri aux "cantiques" et aux "odes". Les points communs aux trois genres en étant la liberté de l’agencement strophique et l’accompagnement musical. En outre, il rattache plus étroitement "chanson" et "ode" en raison de leurs thèmes communs, l’amour et la boisson. Des nouveaux genres qu’il passe en revue, l’ "épigramme" se rapproche pour la forme, d’une strophe de chanson – ce sera de fait une chanson monostrophique –, le "sonnet" d’une chanson de deux strophes, l’une de huit, l’autre de six vers, le blason […] se découpe en deux parties similaires encadrant une partie centrale traitée différemment musicalement parlant, le "dialogue" se révèle convenir admirablement au style polyphonique […]. Tous ces genres, anciens et nouveaux, sont susceptibles d’être mis en musique. Sébillet en témoigne lui-même "notamment aujourd’huy, que les Musiciens et Chantres font de tout ce qu’ilz trouvent, voient et oient, Musique et Chanson, et me doute fort qu’entre cy et peu de jours ilz feront de Petit pont, et de la Porte baubès des chansons nouvelles". »21

La réflexion de Sébillet, et le commentaire qu’en fait Naudin sont intéressants sur plusieurs points : la « chanson » est effectivement posée comme spécifique, différente des odes, épigrammes et autres sonnets. Mais Sébillet, en proposant un rapprochement entre ces genres, pose en même temps deux assertions intéressantes : (i) la chanson est un genre en soi ; (ii) le rapprochement avec d’autres genres poétiques relève de critères structurels et formels (la présence de la composante musicale et l’agencement strophique), ainsi que de critères thématiques (les thèmes privilégiés : l’amour et la boisson). Naudin résume l’approche de Sébillet dans son commentaire « Tous ces genres, anciens et nouveaux, sont susceptibles d’être mis en musique ». Ce qui fait la « chanson » ici peut se résumer ainsi : une composante verbale versifiée, puisque poétique, organisée en strophes, et dont les thèmes de prédilection sont des thèmes légers ; une composante musicale qui accompagne le texte dans sa réalisation sonore.

Ainsi, jusqu’au XVIe siècle, le vers est le plus souvent chanté, et son articulation, son rythme, sont supportés et accompagnés par la mesure mélodique. Durant cette période, il existe ce qu’on peut encore appeler une certaine « chanson littéraire » :

‘« […] Villon, Charles d’Orléans, Rutebeuf avant eux, puis ultérieurement Clément Marot, Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Rémy Belleau, Antoine de Baïf, Agrippa d’Aubigné, tous poètes, seront tous aussi auteurs de chansons dans leur propre temps. […] C’est une époque où, en plus, les musiciens, parfois, empruntent des bouts de textes de poètes ou d’autres chansons pour les insérer dans les leurs. »22

A partir de la seconde moitié du XVIe siècle, on nommera « air de cour » toutes sortes de pièces chantées – idylle, églogue, élégie, ode, sonnet, épigramme, madrigal, rondeau, ballade – à l'exclusion de celles strictement destinées à l'église, à la prière, et à l’exclusion des chansons à boire, sans doute jugées trop vulgaires. L'air de cour devait, en effet, avoir un aspect galant et mondain. Hodeir en donne cette définition :

‘« L’air de cour, dont la carrière historique s’étend de la fin du XVIe au milieu du XVIIe, est une forme vocale mineure. On désignait sous ce nom, à l’époque, toutes sortes d’airs à chanter de caractère galant ou pastoral, mondain ou même populaire, à l’exclusion toutefois des airs à boire, de danse ou de caractère religieux. Généralement à une voix, l’air de cour n’a pas l’ampleur de l’aria ; son accompagnement se réduit au seul luth, plus tard remplacé par la basse continue. »23

L'air de cour connaît une période très florissante dans la première moitié du XVIIe siècle, mais le genre tend à disparaître dès la fin de ce même siècle. Avec la dissociation progressive entre les deux arts, poétique et musical, le langage poétique prend progressivement un autre statut, et se développe volontiers dans des formes amusicales. On peut néanmoins noté une des dernières résurgences de la chanson dans l’art poétique avec la naissance, à la fin du XVIIe siècle, de la romance. Issue de l’opéra comique, elle est définie comme un genre indépendant destiné à la voix accompagnée du piano-forte, donnant ainsi la prépondérance absolue à la mélodie. Sur le plan thématique, elle est d’inspiration fortement sentimentale et vouée à l’expression du sentiment amoureux.

Cette alliance des origines entre poésie et musique s’est finalement soldée par un divorce, dès lors que la musique instrumentale a trouvé sa légitimité intellectuelle et artistique, et que de son côté, l’art poétique s’est senti trop à l’étroit dans des formes versifiées et dans un accompagnement musical trop simpliste. Cependant, on trouve à toutes les époques des poètes ou des écrivains qui ont été tentés d’écrire des chansons. Citons-en quelques uns : Villon, Rutebeuf, Marot, Ronsard, Florian, Rousseau, Hugo, Musset, Richepain, Chateaubriand… et pour notre XXe siècle : Prévert, Modiano, Labro, Mallet-Joris, etc.

Cette courte investigation concernant les liens qu’a pu entretenir cette forme appelée « chanson » et la poésie en tant qu’art littéraire, permet d’avancer quelques remarques sur la nature même de l’objet, et soulève également de nombreuses interrogations quant à son statut d’œuvre artistique. Tout d’abord, ce qui semble être appelé « chanson » dans l’histoire littéraire se résume en deux points fondamentaux, qui relèvent de la structure de l’objet, et des thématiques qui y sont développées : un poème versifié structuré en strophes, nommées couplets ou refrains, et accompagné d’une composante musicale, plus ou moins développée selon les genres, mais toujours présente, ne serait-ce que dans la réalisation chantée du poème ; des thématiques très variées mais dont le point commun est une certaine légèreté et simplicité dans le propos.

Par ailleurs, quelque soit la considération accordée à ces différentes productions poétiques chantées, donnant naissance à des genres spécifiques à une période ou à une autre, elles sont toujours posées comme émanant d’une élite intellectuelle, littéraire ou musicale, et se distinguant effectivement de la chanson dite populaire. Les auteurs que nous avons cités font presque chaque fois référence, pour le moins implicitement, à une chanson qui n’est pas nommée autrement que par cet adjectif « populaire », et dont on sait qu’elle court les rues de toutes ces époques confondues.

Notes
21.

Naudin, 1968 : 87.

22.

Grosz, 1996, tome 2 : 302.

23.

Hodeir : 1995 : 20.