1. La revendication originelle des historiens de la chanson

Notre brève exposition concernant les acceptions du terme chanson au Moyen-âge nous permet de comprendre pourquoi l’ensemble des ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson française s’accorde à en attribuer l’origine, et à la rattacher historiquement aux productions des trouvères et troubadours qui ont cours dès la fin du XIe siècle. Dans l’avant-propos du dernier ouvrage de Robine, Il était une fois la chanson française, Hidalgo le note en ces termes :

‘« Il constitue [l’ouvrage de Robine] également et surtout, en l’état, un excellent traité de l’histoire de la chanson française, du Moyen-âge à aujourd’hui. L’histoire brossée, certes à grands traits, mais aussi avec une grande minutie, d’un art pour le moins millénaire, puisque les origines connues de la chanson française remontent au temps des trouvères, ces fameux "trouveurs" de poésies et de ballades qui écrivaient et/ou chantaient en langue d’oïl dans la France du Nord. »24

Cette revendication originelle est basée sur deux éléments essentiels. Tout d’abord, les trouvères sont en effet les premiers poètes reconnus à utiliser ce type d’expression, et les premiers à s’exprimer dans une langue qui deviendra notre français. Ils produisent et diffusent pendant près de trois siècles ces poésies chantées, aux thèmes et aux structures variées. Tout en scellant l’alliance entre poésie et musique, ils mettent à l’honneur la chanson monodique, c’est-à-dire à une seule voix, la voix chantée développant une véritable mélodie, sur fond d’accompagnement instrumental :

‘« C’est à partir du XIe siècle que la chanson profane s’organise sur le plan artistique. Trouvères et troubadours inventent musiques et paroles, improvisant un accompagnement instrumental dont on suppose qu’il ne différait guère de la mélodie. Cet art de la chanson se développe, souvent lié à celui de la danse, au cours des XIIe et XIIIe siècles. Sa diversité est grande : galant avec la pastourelle, quasi-religieux avec le planch, aristocratique ou populaire, il peut aussi bien prendre une forme dialoguée (jeu-parti) que s’intégrer à un genre littéraire, roman courtois ou miracle. »25

De plus, ces poètes sont, la plupart du temps, des personnages importants de leur temps, et font partie de la population instruite de l’époque :

‘« Lorsqu’ils n’étaient pas eux-mêmes des seigneurs d’importance sociale considérable – comme Thibaud de Champagne, Guillaume d’Aquitaine, Conon de Béthune ou Jean de Brienne (qui deviendrait empereur de Byzance) – troubadours et trouvères étaient néanmoins des lettrés à une époque où l’immense majorité de la population était encore analphabète. »26

Reconnaître la chanson comme étant l’héritière de cette forme de poésie naissante est donc légitimée par ces deux points. Les trouvères et troubadours, parce qu’ils appartiennent à une certaine société artistique de l’époque, et parce que certains de leurs noms et de leurs compositions sont parvenus jusqu’à nous27, ont offert à la chanson une origine légitime et reconnue, aussi bien d’un point de vue artistique, que d’un point de vue social et historique. Rattacher les origines de la chanson d’aujourd’hui à ces premières productions moyenâgeuses, c’est inscrire la chanson dans l’évolution de l’histoire littéraire même, c’est également accorder implicitement une valeur artistique incontestable à ce type de production, et les auteurs ont besoin de cette légitimité artistique pour justifier l’intérêt qu’ils portent à ce type d’expression, par ailleurs largement absente des discours critiques contemporains.

Cependant, cette revendication des origines, même si elle peut sembler légitime, pose quelques questions. En effet, la lecture des différents ouvrages consacrés à l’histoire de la chanson nous amène à relever un certain paradoxe dans la démarche de la plupart des auteurs. Ces derniers rattachent effectivement les origines de la chanson aux trouvères, qui ont par ailleurs une place et une existence bien reconnue dans l’histoire littéraire, mais ce qu’ils proposent ensuite, c’est une histoire de la chanson dite populaire, et non pas de la chanson poétique « littéraire ». Le passage de l’une à l’autre n’est que rarement explicité. On peut penser que, outre les arguments exposés, légitimes d’un certain point de vue, les auteurs se libèrent ici d’une difficulté qui n’est pas mince : comment rendre compte de l’histoire d’une chanson anonyme, non écrite, et pour laquelle très peu de documents sont parvenus jusqu’à nous ? Difficulté qu’exprime Tiersot dans son ouvrage Histoire de la chanson populaire en France :

‘« De par sa nature, la chanson populaire est chose essentiellement impersonnelle. D’où sort-elle ? Qui l’a faite ? Quel est celui qui l’a chantée le premier ? Problème que l’avenir résoudra peut-être […] mais dont personne encore ne peut se vanter d’avoir trouvé la solution. Créée par quelque poète-musicien inconnu, obscur rapsode, barbe ignorant des secrets qu’enseignent les maîtres, mais pénétré du sentiment profond de l’inépuisable nature, la chanson, à peine sortie de ses lèvres, va, court, passant de bouche en bouche, se transmettant à travers le temps et l’espace par la seule tradition orale, sans le secours d’aucune notation. »28

Ce mode de transmission orale est précisément la cause du manque d’informations concernant cette chanson populaire qui, semble-t-il, a existé de tout temps. Tiersot pousse la réflexion plus loin lorsqu’il dit :

‘«  […] Et cependant, ce ne sont pas les documents qui manquent pour attester la vogue de ces chansons dans les temps les plus reculés de notre histoire. Les chroniques en sont pleines. Quant à des textes, il faut, pour en trouver quelques bribes, aller jusqu’à l’époque des premières tentatives faites en vue d’enrichir et régulariser les formules de l’art primitif, tentatives d’où sortirent, avec les trouvères et les troubadours, les premiers monuments de la poésie française. »29

La réflexion de Tiersot est intéressante pour notre propos. Il propose ici la jonction qui semble manquer à la lecture de certains ouvrages historiques, et ce en posant clairement une co-existence et un échange mutuel entre la chanson populaire et la chanson savante de l’époque moyenâgeuse. Pour lui, les productions des trouvères sont en fait la première manifestation connue d’une activité chansonnière par ailleurs ancienne et multiple, et sont à considérer comme les premières productions qui rendent compte de cette activité, en la stabilisant dans des formes spécifiques.

Cependant, Tiersot est un auteur de la fin du XIXesiècle, et son ouvrage, Histoire de la chanson populaire en France, écrit en 1889, est fortement empreint d’une conception très spécifique de la chanson, portée en France par les écrivains romantiques, et issue de la théorie défendue un siècle plus tôt par l’écrivain allemand Johann Gottfried Herder (1744-1803) :

‘« Grand admirateur d'Ossian, il [Herder] fait à la littérature populaire une place essentielle : "Les chants populaires, les fables, les légendes […] sont le résultat des croyances d’un peuple, de sa sensibilité, de ses facultés, de ses efforts : on croit parce qu’on ne sait pas, on rêve parce qu’on ne voit pas, on s’agite à l’intérieur de son âme entière, simple et pas encore développée […]" ».30

La théorie de Herder est fondée sur une dichotomie opérée entre chanson populaire – Volkslied – et chanson d’art – Kunstlied -, le premier terme de cette dichotomie étant considéré comme la création naïve, « naturelle » de peuples « sauvages », qui n’ont pas encore été contaminés par la civilisation. « Tous les peuples encore incultes sont chanteurs. La Nature a créé l’homme libre, joyeux, chantant ; l’art et la société le rendent fermé, méfiant, muet.»31 écrit-il encore. C’est dans cette conception que s’inscrit Tiersot, accordant un certain génie créateur au peuple, à la fois instinctif et collectif, et confortant ainsi pleinement le mythe rousseauiste du bon sauvage. En fait, en terme de « chanson », il traite dans son ouvrage d’une chanson populaire, au sens « terrien » du terme, c’est-à-dire émanant et circulant dans les campagnes, et partant concernant avant tout le bon peuple paysan. C’est une chanson qu’il décrit comme pure, au sens originel du terme, empreinte de fraîcheur et de naïveté :

‘« […] humble, très simple, un peu sauvage, elle [la chanson populaire] se cache au fond de nos provinces, où nous irons l’étudier sur place. Elle nous étonnera d’abord, - elle en rebutera quelques uns, - avec ses airs incultes, ses formes incorrectes et négligées. Ses vers sont d’un aspect absolument primitif. […] Mais, avec ses naïvetés d’expression, ses images enfantines, ses tournures rustiques, elle donne une exquise impression de nature »32

Ce parti pris l’amène à opposer cette chanson qu’il nomme noblement « populaire » à cette autre chanson, qu’il ne nomme d’ailleurs pas, chanson des villes pour laquelle il manifeste un dédain qu’il n’hésite pas à exprimer dans son chapitre consacré aux vaudevilles :

‘« Car le peuple des villes, soumis à des influences multiples, ayant subi le frottement d’une civilisation plus avancée, n’a plus cette naïveté campagnarde, qui est une force, et dédaigne ce que l’inspiration populaire a produit ; cependant, il n’est pas suffisamment initié aux secrets de l’art pour en jouir pleinement et s’en assimiler les beautés. Aussi les chansons des villes n’ont-elles à nos yeux qu’un intérêt tout à fait secondaire : elles ne possèdent pas les qualités naturelles des premières, qui, étudiées sous tous leurs aspects, nous sont apparues parfois si touchantes ou si gracieuses ; elles n’ont pas non plus les formes savantes et recherchées que l’art a pour mission de donner à ses productions ; imitées, surtout de ces dernières, elles n’en sont, pour ainsi dire, que les rebuts. »33

Tiersot utilise l’adjectif populaire dans un sens « quasi ethnologique », tel qu’il est spécifié par Hennion à propos des musiques populaires : «  [populaires] c’est-à-dire au sens où elles seraient restées l’expression immédiate, collective, vivante d’un groupe – et où elles ne seraient pas séparées d’autres aspects de la vie sociale, religieux, rituels, familiaux, etc. »34. Pour Tiersot, la chanson des villes n’est qu’un ersatz perverti, des chansons populaires d’une part, des chansons littéraires de l’autre, ne pouvant par conséquent se prévaloir d’aucune des qualités reconnues à l’une ou à l’autre. Cette conception est directement issue des théories de Herder, et ne permet pas de recouvrer ce que nous soumettons ici à discussion, à travers notre propre opposition chanson savante/chanson populaire. Effectivement, nous optons pour notre part, et dans la lignée des différents ouvrages concernant l’histoire de la chanson, pour une appréhension globale des chansons « non savantes », sans cette dichotomie campagne/ville, qui nous mènerait à développer une réflexion concernant la notion de folklore, réflexion qui nous semble peu pertinente étant donné notre objet, la chanson actuelle. Cela dit, et pour ne pas négliger cette approche « romantique » de la chanson populaire, il nous faut admettre que l’ensemble des ouvrages auxquels nous faisons référence proposent plutôt une histoire de la chanson urbaine, chanson des villes, voire en grande partie chanson parisienne, qui, pour des raisons historiques, est donnée comme l’ancêtre de la chanson du XXesiècle.

Pour en revenir à notre réflexion initiale, Duneton apporte quant à lui un autre éclairage tout aussi intéressant, concernant cette distinction entre chanson savante et chanson populaire. Pour lui, la distinction ne semble pas pertinente à cette époque des origines. Il explique que dans la société moyenâgeuse, la population cultivée était partout bilingue : le latin était réservé à la vie intellectuelle, aux réflexions scientifiques et abstraites, alors que la langue vernaculaire – l’ancien français – était réservée à la vie quotidienne et servait d’expression à la littérature d’agrément et au chant. La société médiévale se trouvait alors partagée entre la communauté des lettrés (les moines, les prêtes et quelques laïcs), et le reste de la population, illettrée, quelque soit son rang et sa place dans la hiérarchie sociale, et possédant une seule langue. De ce fait, les chansons de ces époques avaient un public homogène, constitué aussi bien des gens du peuple que de la haute société. Il en conclut en conséquence que :

‘« […] la question si controversée, souvent débattue, de savoir si les chansons de ces époques furent des chansons "populaires" ou aristocratiques me paraît manquer de fondement. Il semble que les commentateurs aient eu à cet égard une vision d’hommes du XIXe et du XXe siècle, hommes de souche bourgeoise, habitués à une très forte stratification sociale, ségrégant le "populaire" d’un côté, au sens "populace", voire "canaille", et l’ "aristocratique" de l’autre. Deux clans étanches, l’un savant, peut-être un peu pervers, l’autre niais, mais "frais", d’une "simplicité touchante"»35

Les deux argumentations, celle de Tiersot et celle de Duneton, peuvent conjointement justifier le raccourci de certains auteurs concernant les origines de la chanson. Proposer une étude des origines de la chanson dite populaire, dans le sens de chanson anonyme, qui circule dans ces sociétés en dehors de toute instance littéraire, semble une entreprise plus que délicate, et ce d’autant plus qu’à ces époques reculées, l’identification d’une société « intellectuelle » qui évoluerait dans des sphères hermétiques, et qu’on pourrait opposer à une société inculte et non lettrée, paraît abusive et aléatoire. De ce fait, les auteurs, en gratifiant la chanson d’une origine historiquement littéraire, lui offrent une légitimité artistique justifiée, tout en contournant un obstacle qui n’en est un qu’à l’aune de considérations sociales non adaptées aux époques considérées, ce qu’on ne peut finalement guère leur reprocher.

Notes
24.

‘Robine, 2004 : 12-13. ’Hidalgo est directeur et rédacteur de la revue Chorus, Les Cahiers de la chanson. Robine était, entre autre, journaliste dans cette même revue.

25.

‘Hodeir, 1995 : 42.’

26.

Robine, 2004 : 23.

27.

« Nous connaissons les noms d’environ 460 troubadours qui vécurent de 1100 à 1350 ; nous possédons plus de 2500 chansons. De plusieurs poètes, nous n’avons que le nom, et plusieurs chansons sont anonymes ; beaucoup sont d’attribution douteuse. […] Du moins est-il assuré que, aux alentours de 1100, une poésie chantée, presque totalement originale par rapport aux traditions antérieures – savantes ou populaires -, était en voie de constitution rapide dans les terroirs du Poitou et du Limousin. » (Zumthor, P. : « Troubadours et trouvères », article de l’Encyclopedia Universalis).

28.

Tiersot, 1978 : V.

29.

Ibid.

30.

Belmont, N. : « Folklore », article de l’Encyclopedia Universalis..

31.

Herder, cité par Robine, 1994 : 12.

32.

Tiersot, 1978 : VII.

33.

Ibid. : 227.

34.

Hennion, 1998 : 10.

35.

Duneton, 1998 (tome 1) : 90.