2. La naissance d’une chanson artistique

Si la question de savoir si la chanson des origines est populaire ou savante n’est pas anodine, c’est parce qu’elle témoigne des difficultés à qualifier cette forme d’expression artistique, tantôt produite par des auteurs connus, tantôt par des auteurs méconnus, circulant de partout, au sein du peuple comme dans les sphères cultivées, inspirant tous et chacun, poètes de rues et poètes de cour. Notre première démarche d’isoler les chansons « savantes » en citant quelques genres de chansons clairement identifiés comme des émanations d’une certaine activité littéraire se justifie par le fait que cette distinction devient opérante pour qualifier certains types de chansons. Ainsi, le vau-de-ville, ou voix-de-ville, sera au XVIIe siècle le nom donné à l’ensemble de la production chansonnière populaire, en opposition aux airs de cour, romances, et autres productions littéraires. La définition qu’en donne Duneton est éclairante :

‘« En somme, la vau-de-ville ou voix-de-ville désigne la "chanson-chanson", à couplets ; dont la caractéristique essentielle est de disposer d’un air simple, lequel se répète de couplet à couplet – alors que la musique polyphonique des chansons de grand style se développe parfois tout au long des paroles. […] Reste à évoquer la fortune spéciale du terme vaudeville, lequel finit par prévaloir pour désigner la chanson simple, "ordinaire", souvent écrite à la hâte par un satiriste comme ce fût le cas au moment des "mazarinades" – cela pendant deux siècles tout entiers. »36

Il est intéressant de noter que le caractère « populaire » n’est pas tant dû ici au fait que ce type de chansons émanerait de gens du peuple, ce qui, répétons-le, semble difficile à soutenir étant donné qu’à ces époques la grande majorité de la population était encore illettrée, mais relève somme toute de critères structurels et thématiques, comme le précise Naudin :

‘« Bien que Boileau ait inscrit le vaudeville au nombre des genres poétiques secondaires du siècle, il faut vraiment appliquer à ce dernier le qualificatif de "chanson populaire". Ce caractère populaire n’a rien à voir avec la qualité de l’auteur qui peut être un gentilhomme et qui est toujours lettré. Il se traduit par la forme négligée, le vocabulaire simple, direct, voire obscène, les thèmes réalistes. Il s’oppose à celui des "airs de cour" qui sont d’une facture plus soignée avec un plus grand respect du nombre rigoureux des syllabes, de la rime, un souci de recherche du mot galant et raffiné et qui sont destinés, eux, aux salons de l’aristocratie et à leurs émules. »37

Une des caractéristiques essentielles du vau-de-ville, importante pour ce qui nous concerne, est qu’il consiste en une production de paroles versifiées, que l’on adapte et que l’on chante sur une mélodie déjà existante, et la plupart du temps, connue de tous. Notons qu’il s’agit là d’une pratique spécifique à ce type de chansons, la romance par exemple, bénéficiant quant à elle d’une musique originale. Ce système qui consiste à créer des chansons à partir de musiques existantes est un vieux système, où la mélodie en question est nommée timbre 38. Bien que déjà existant du temps des trouvères, il se développe d’une manière extraordinaire au cours de ce XVIIe qui constitue l’âge d’or des vaudevilles, notamment grâce aux chanteurs du Pont Neuf qui vont faire courir par les rues des centaines de « mazarinades ».

Par la suite, le XVIIIe siècle verra naître les caveaux, premiers lieux consacrés à la pratique chansonnière, et de ce fait, ancêtres de ce que l’on appellera plus tard les « sociétés chantantes ». Cette appellation de « caveau » désigne en fait des dîners chantants organisés par des poètes et des compositeurs dans le sous-sol de restaurants :

‘« […] des poètes et des écrivains affichant d’autres ambitions littéraires en vinrent à se passionner pour la chanson au point de se réunir périodiquement pour en écrire et les chanter. Les pionniers de l’histoire sont Charles Collé, Alexis Piron, Crébillon fils, Charles-François Panard et l’épicier-droguiste-chansonnier Antoine Gallet qui servira de modèle à Edmond Rostand pour son personnage de Ragueneau dans Cyrano de Bergerac. ». […] Les premières manifestations de ce qui resterait comme l’ancêtre et le modèle des sociétés chantantes à venir se déroulaient sous forme de dîners privés auxquels Gallet conviait ses amis poètes à son domicile de la rue de la Truanderie à partir de 1726, chacun interprétant ses œuvres à la fin du repas. »39

Les poètes vont dans les caveaux pour faire connaître leurs chansons, et non plus leurs poésies, ce qui est révélateur d’un changement profond du statut de la chanson. En effet, la naissance de ces caveaux est fondamentale sur deux points : à partir de cette période, la distinction entre « chanson savante » vs « chanson populaire » ne semble plus opérante au sens où nous l’avions posée jusque là. Il ne s’agit plus de distinguer la chanson émanant d’une production poétique reconnue comme telle, et ce à travers les genres que l’on a déjà cités, et le « reste », c’est-à-dire la chanson sans nom qui court les rues, mais de considérer la chanson comme une forme artistique spécifique, qui se développe en marge même de l’activité poétique. En ce sens, l’apparition des caveaux est en même temps une naissance et une reconnaissance de l’existence d’une forme artistique « chanson », qui n’est plus à rattacher à une quelconque production spécifiquement littéraire et poétique. En conséquence, le développement des caveaux peut également se comprendre comme la manifestation d’un glissement des concepts de « savant » et « populaire » concernant la production chansonnière. En effet, c’est en réaction aux chanteurs des rues du Pont-Neuf que certaines personnalités du monde littéraire de l’époque ont eu la volonté de créer une chanson plus exigeante et plus élaborée dans ces lieux qui lui seront réservés. Dans ce sens, les caveaux sont révélateurs de deux phénomènes résultant l’un de l’autre : la chanson attire à elle encore et toujours les élites intellectuelles, il semblerait donc que ce soit une forme d’expression à laquelle on reconnaît des qualités certaines ; et ces mêmes littérateurs, parce qu’ils ont pour elle des aspirations plus élevées que ce qu’ils entendent dans les rues, se placent dans la conception d’une chanson plus intellectuelle, plus élitiste, toujours en réaction à ce caractère simpliste, direct, cru, visiblement imputé à la chanson populaire.

Jusqu’au début du XXe siècle, et même jusqu’à l’arrivée du Music-hall qui bouleversera la donne, les différents lieux de chansons qui se développent reprennent d’une manière ou d’une autre cette distinction supposée en se positionnant par ce biais les uns par rapport aux autres. Ainsi, les goguettes ou « cafés chantants », très en vogue au début du XIXe, sont des lieux de réunions, non plus de « poètes-littérateurs », mais d’artisans et d’ouvriers, d’où partiront de nombreuses chansons militantes ouvrières :

‘« Alors que les nouveaux "caveaux" recrutent leurs membres parmi des poètes épicuriens jouissant parfois d’un grand prestige (comme Désaugiers, Laujon, Gouffé ou Béranger), les goguettes sont des sociétés chantantes où se produisent de simples amateurs, ouvriers et artisans pour la plupart, dont la plupart resteront à tout jamais anonymes. »40

De même les lices, autre lieu chansonnier où se retrouvent plus particulièrement les artisans et les boutiquiers, dont Grosz nous dit qu’elles se sont crées au XIXe siècle « en opposition à l’esprit ‘petit-bourgeois’ des caveaux »41. Les cabarets et les cafés concerts (les célèbres caf’conc’), apparus à la fin du XIXe, subissent le même type de distinction, le cabaret étant considéré comme un lieu intellectuel, littéraire, alors que le caf’conc’ est un lieu de divertissement populaire.

Nous terminerons notre réflexion sur cette question en commentant brièvement un paragraphe que consacre Naudin à la chanson populaire de ces époques. Nous reproduisons ici intégralement le passage en question :

‘« Pendant ce temps, la romance – sous la triple influence de la dissection opérée sur elle par les poètes, de la naissance d’écrivains vaudevillistes illettrés se produisant dans les "goguettes" (ou cafés chantants) florissantes entre 1817 et 1848, de l’ouverture des premiers cafés-concerts en 1845 faisant souche dans tous les quartiers de Paris sous le Second-Empire et la IIIe République à ses débuts – se transforme en ce que les Français d’aujourd’hui nomment "chanson populaire" mais qui devrait plutôt s’appeler "chanson populacière". Trois générations vont se succéder, savourant les genres suivants qui en disent long sur les goûts artistiques du Français moyen : pour les hommes, les "troupiers", les " ivrognes", les "réalistes", les "scieurs", les "sentimentaux", les "phénomènes", les "gommeux excentriques", les "gambilleurs", les " monolinguistes" ; pour les femmes, les "romancières", les "patriotiques", les "paysannes", les "réalistes", les "épileptiques". En marge de l’école naturaliste, Bruant (1851-1925), avec des accents de poésie véritable, impose un genre sentimentalo-réaliste qui divulgué hors du "Chat Noir", premier cabaret artistique (!) en activité de 1883 à 1896, provoque un abus du style avec des chansons telles que "ma Gigolette", "les Gigolos", "Alphonse et Nana", "Ma p’tite Môme", etc. »42

Il nous semble reconnaître ici, dans le point de vue adopté par Naudin, une résurgence du « sentiment » qu’évoquait Duneton, paramètre selon lui imprescriptible dès lors que l’on tente de rendre compte de la chanson. En effet, et cela semble évident, Naudin gère ici difficilement ce « sentiment », et ne peut se défendre d’un jugement foncièrementnégatif concernant les productions chansonnières de l’époque. Preuve en est, outre le ton passablement dédaigneux de l’ensemble du passage, ce point d’exclamation concernant le cabaret le « Chat Noir », qui marque, pour le moins, son étonnement quant au qualificatif employé pour un tel lieu, sinon son offuscation. Précisons que l’ensemble de son ouvrage, Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France : Rôle unificateur de la chanson, est assez ambigu relativement au traitement réservé à cette chanson « populaire ». La démarche générale de l’auteur pose la chanson comme un point central de sa problématique, et pourtant, elle ne traite que sporadiquement la chanson  « populaire », réservant au terme « chanson » une acception littéraire dont on ne discerne pas vraiment les critères de définition. La chanson populaire y est dogmatiquement posée comme telle, et traitée « à part » des évolutions de la poésie et de la musique, comme un objet difficilement assimilable au développement global de son travail. Il nous semble reconnaître ici comme une illustration de ce prétendu non droit de citer de la chanson dans des travaux universitaires, que l’auteur ne justifie que par le peu d’intérêt que lui inspirent les thèmes abordés dans les dites chansons. L’argumentation paraît courte, et remet quelque peu en question le bien-fondé du jugement ainsi posé. Cela dit, cette réflexion de Naudin montre également que qualifier la chanson de savante, populaire, intellectuelle, littéraire ou autre attribut, ne relève pas uniquement d’une réflexion sociologique concernant les populations concernées par la production ou la diffusion de l’objet, mais également, et dirions-nous surtout, d’un positionnement axiologique quant à sa qualité et sa validité d’œuvre artistique. Au XXe siècle, l’appréhension de la chanson en ces termes n’est plus tout à fait pertinente telle quelle. Elle peut s’avérer opérante, à condition de prendre en compte les évolutions sociales et technologiques qui transforment et l’objet, et sa réception auprès du public, développement que nous réservons à notre second chapitre. En tout état de cause, il semble bien que la chanson provoque à toutes les époques de son existence cette nécessité, pour ceux qui la font, pour ceux qui l’écoute, et pour les auteurs qui s’y intéressent, de porter un jugement de valeur sur la qualité des œuvres. Quant à la validité de ces prises de position, elle est dépendante de tellement de critères qu’il peut être plus avisé de ne poser aucune vérité en la matière. Pour notre part, nous adhérons aux propos de Claude Roy concernant la poésie, et qui nous semblent particulièrement adaptés à la chanson :

‘« Toute opposition radicale entre poésie populaire et poésie lettrée est artificielle. La poésie devient populaire dans sa forme quand celle-ci est telle que la mémoire collective la retient aisément et la perfectionne naturellement. Et c’est davantage la forme que les thèmes qui définissent une poésie populaire, car le poète savant, très souvent, sans trouver le bonheur d’expression du poème populaire, s’essaie aux thèmes de la vie rurale ou ouvrière, qui sont les sujets de prédilection de la poésie populaire. Il échoue souvent, parce qu’il les aborde la plupart du temps de l’extérieur. »43
Notes
36.

Duneton, 1998 (tome 1) : 273.

37.

Naudin, 1968 : 157.

38.

« On appelle "timbre" la mélodie d’une chanson, supposée connue de tous, que l’on utilise comme support pour de nouvelles paroles dans le but évident de favoriser leur diffusion rapide. Lorsqu’elles sont publiées, ces chansons écrites sur des timbres se reconnaissent à la mention : ‘sur l’air de…‘. » (Robine, 2004 : 28).

39.

Robine, 2004 : 31.

40.

Robine, 2004 : 39-40.

41.

Grosz, 1996 (tome 2) : 14.

42.

Naudin, 1968 : 226-227.

43.

Erismann, 1967 : 7. Citation extraite de l’ouvrage de Claude Roy, Trésors de la poésie populaire, Seghers, 1954.