2. Des goguettes aux cabarets : l’engagement politique en chanson

L’une des premières mesures prises par Napoléon III au lendemain de son coup d’État du 2 décembre 1851 est d’interdire les goguettes. Et pour cause, de ces lieux où se réunissaient ouvriers et artisans, sortaient des chansons militantes, malmenant l’Église et le gouvernement, prônant des doctrines subversives collectivistes inspirées de Saint-Simon ou Proudhon. Cette chanson goguettière a joué un rôle primordial, d’information et de mobilisation, auprès d’une nouvelle classe naissante, le prolétariat, et a éveillé les consciences sur son rôle politique et sa place dans la société. C’est d’ailleurs dans ces goguettes que se forge la tradition militante de la chanson ouvrière telle qu’elle explosera à l’occasion de la Commune de Paris et telle qu’elle se développera dans les décennies suivantes. Un des exemples les plus célèbres en est l’Internationale, écrite par Pottier en 1871, et qui servira d’hymne à toutes les révolutions prolétaires à venir.

En cette fin de XIXe siècle, la verve politique de la chanson s’exprime dans les cabarets par le biais de certains auteurs dont on dirait aujourd’hui qu’ils sont engagés :

‘« […] des auteurs comme Jules Jouy (1855-1897), Gaston Couté (1880-1911) ou Gaston Brunschwig, alias Montéhus (1872-1952), écrivent des textes d’une lucidité, d’une combativité et d’un radicalisme souvent étonnants ; les deux premiers pratiquent même "la chanson au jour le jour", commentant ainsi l’actualité quotidienne à la une des journaux aux titres évocateurs comme Le Cri du Peuple ou La Guerre sociale ; Montéhus, lui, signe des textes (Gloire au dix-septième, La Grève des mères, On est en République, La Jeune Garde, etc.) d’une virulence telles qu’ils lui vaudront à plusieurs reprise les foudres de la censure et de lourdes amendes. »46

Cependant, contrairement aux goguettes, ce n’est pas le propre des cabarets d’abriter ce type de productions. La chanson de cabaret, même si elle accueille l’inspiration libertaire, est essentiellement destinée à un public bourgeois venu « s’encanailler ». Le militantisme ou l’engagement politique de certaines chansons ne ressort que de l’initiative de certains artistes.

Reste l’initiative de la « La Muse rouge », fondée en 1901, et qui va jouer un rôle important dans la diffusion de la chanson « révolutionnaire ». Il ne s’agit pas à proprement parler d’un cabaret, mais plutôt d’un « collectif d’auteurs organisant des spectacles en commun, éditant leurs partitions, publiant un journal trimestriel, La chanson ouvrière, et même un almanach qui parut pour la première (et dernière) fois en 1914. »47 . D’abord « Groupe des poètes et chansonniers socialistes », l’association prend très vite le nom de « Groupe des poètes et chansonniers révolutionnaires » à la demande des poètes libertaires. Ces chansonniers organisent des réunions chantantes qui obtiennent un grand succès. Beaucoup sont des travailleurs manuels, qui aiment chanter à l’atelier, et qui expriment à travers leurs poèmes ou chansons leurs idées sociales devant un public populaire. On peut reconnaître en « La Muse rouge » la dernière tentative de ces années pour préserver une tradition chansonnière militante. C’est là que l’on trouve les derniers représentants d’une lignée de poètes-ouvriers, littérateurs issus du peuple.

Par la suite, en effet, les réunions de corporations se perdent, et la spectacularisation de la chanson l’entraîne vers des évolutions nouvelles. Par ailleurs, dans sa dimension sociale, le rôle politique de la chanson s’estompe au fur et à mesure qu’il est pris en charge par d’autres médias, la chanson se recentrant sur sa fonction première, celle du divertissement : « Une fonction qui, du reste, se renforce à partir du moment où une plus grande liberté d’expression d’une part et l’essor des médias de masse d’autre part rendent moins nécessaire qu’elle assume certaines missions qu’on lui assignait auparavant, comme l’information politique, la contestation sociale, la transgression des bonnes mœurs, etc. »48 explique l’historien Yves Borowice. Si la chanson exprime encore des revendications sociales ou politiques aujourd’hui, ces revendications sont le plus souvent portées par des initiatives individuelles. Certains artistes s’affichent comme militants d’une cause qu’ils défendent (les Têtes Raides, Noir Désir, Zebda, Renaud…), et c’est tout autant leur personnalité d’artiste « contestataire » au sein du show-business, que les chansons elles-mêmes, qui portent ce souffle revendicateur. Mais la question est complexe et met en branle des mécanismes sociaux et économiques qu’on ne peut envisager sans prendre en compte les changements fondamentaux qui vont bouleverser notre objet.

Notes
46.

Robine, 2004 : 58.

47.

Ibid. : 60.

48.

Borowice, 2000 : 80.