3. La chanson, quel miroir social ?

On est surpris de constater que, dans de nombreux ouvrages consacrés à la chanson, qu’ils soient d’inspiration historique ou sociologique, la chanson est décrite à travers un certain nombre d’observations, sortes de lieux communs posés d’un ouvrage à l’autre comme autant d’évidences la concernant. Parmi ces évidences, il en est une que nous venons brièvement d’explorer, à savoir l’idée selon laquelle la chanson peut assumer une certaine fonction de revendication politique, et partant, si l’on élargit l’appréhension du phénomène, peut constituer une image fiable et fidèle des préoccupations de son temps. En effet, on reconnaît sans peine que de nombreuses chansons expriment des préoccupations d’ordre politique, notamment et plus visiblement encore, lors des périodes marquées politiquement et socialement, telles que la Révolution, la Commune de Paris, ou plus tard, le Front Populaire. De nombreux ouvrages d’historiens sont effectivement consacrés à cette chanson dite politique. Il paraît alors incontestable d’accorder à la chanson cette capacité à capter « l’air du temps », et à mettre en mots et en musiques, d’une certaine manière le « climat social » d’une époque. Chacun des auteurs que nous avons cités fait allusion, d’une manière ou d’une autre, à cette propriété reconnue. Certains vont plus loin, et soutiennent également que la chanson peut jouer un rôle actif dans certaines résolutions de conflits politiques49, et même, à l’instar de Grosz, qu’elle participe de manière générale à l’évolution des mentalités, en entérinant dans l’encyclopédie collective, des discours aux thématiques jusque là marginales :

‘« Et Mistinguett le disait : "la chanson a toujours été le meilleur écho d’un moment, d’une époque". J’ajouterai : à chaque époque, à chaque moment, une chanson aide souvent à faire passer dans les mœurs les changements sociaux ou culturels de son temps, elle joue vraiment un rôle dans l’air du temps – prenez – "les divorcés" de Michel Delpech, une manière nouvelle de considérer le déchirement du divorce qui, jusque là était bâti sur la honte et le mensonge, ou "L’amour avec toi", de Michel Polnareff, une façon nouvelle d’oser parler de sexe et de plaisir : les chansons, du coup, nous en apprennent beaucoup sur la vie d’une époque.»50

Cependant, on peut à ce stade de la réflexion, se poser légitimement la question : de quoi parlons-nous au juste ? S’agit-il des chansons en tant que telles, considérées intrinsèquement, dans ce qu’elles présentent, et dans leurs discours et dans leurs musiques, ou s’agit-il plus généralement de l’interprétation de « faits sociaux »?51  À la confrontation de certaines lectures, la question semble en effet pertinente. Ainsi que dans de nombreux autres ouvrages, on retrouve dans celui de Maricourt, La parole en chantant, cette allusion au rôle fondamental de la chanson dans certains parcours politiques. Il en vient à citer la chanson Le temps des cerises comme illustration de son propos :

‘« Une très abondante chanson à la fois populaire et révolutionnaire a accompagné chaque phase du développement du mouvement ouvrier, glorifiant ses victoires, se lamentant sur ses échecs et appelant des lendemains meilleurs. L’exemple le plus significatif en est peut-être l’épisode de la Commune de Paris. […]. Derrière elle, s’est dessinée une mémoire ouvrière, voire, plus encore et de manière moins restrictive, populaire. Qui peut dire l’impact qu’une chanson comme Le temps des cerises a eu sur la perpétuation de ce qui est devenu le "mythe" de la Commune ? »52

Or en confrontation, l’article de Borowice propose une vision des choses différente. Il remarque que les anthologies et les analyses consacrées à la chanson politique « reposent sur un corpus de chansons écrites pour être politiques, porteuses d’un message intentionnel et univoque […]. Or on ne remarque pas assez que dans, l’histoire, bien des chansons chargées de signification politique – et parmi les plus célèbres – le furent comme par effraction, à l’insu de leurs promoteurs. »53. Il recommande ainsi la prudence quant à statuer sur la prétention politique à accorder à certaines chansons. Et d’expliquer ce qu’il en est concernant Le temps des cerises :

‘« Les convictions de son auteur et la magie d’une dédicace bien postérieure à sa première édition transformèrent une romance amoureuse et mélancolique pour chanteur à voix, Le temps des cerises [J.-B. Clément / A. Renard, 1868], en symbole universel de la Commune de Paris. »54

En fait, le propos ici n’est pas contradictoire avec la reconnaissance du rôle politique de certaines chansons. Cependant, Borowice développe dans cet article une opinion moins galvaudée concernant la thématique du politique en chanson, à savoir que selon lui, les chansons politiques qui se revendiquent comme telles, ne sont pas forcément celles qui traduisent ou qui transmettent le plus directement les préoccupations politiques d’une époque. Ainsi, examinant les chansons qui ont porté les mouvements ouvriers du Front Populaire, il reconnaît à certaines chansons, telles que L’internationale 55 ou Le chant des jeunes gardes 56 par exemple, l’importance qu’elles ont eue dans les manifestations de l’époque. Mais il ajoute que, hors d’un cadre militant et organisé, de nombreux témoignages montrent que les chansons commerciales de variété traduisent plus justement encore l’atmosphère des occupations d’usines et l’enthousiasme suscité par les conquêtes sociales. Ainsi justifie-t-il son propos :

‘« Alors Marinella 57, principale chanson politique du Front Populaire ? La proposition peut faire sourire si l’on s’en tient à une analyse textuelle de surface, et à la personnalité œcuménique du chanteur de charme. Mais elle est déjà moins saugrenue si l’on veut bien réfléchir au sens que pouvait avoir le fait de fredonner ou d’écouter cette rumba légère et sensuelle pour des ouvrières sous-payées de 1936 occupant leurs entreprises, provisoirement libérées de l’autoritarisme patronal et des vexations de la maîtrise. »58

L’ensemble des ces observations mises en regard nous invite à une réflexion d’importance. Se confrontent ici plusieurs discours sur la chanson : on parle tantôt des chansons en elles-mêmes (plus spécifiquement, ce qu’elles portent de significations intrinsèques, dans leurs textes), tantôt de chansons dans la compréhension que l’on peut en avoir socialement, au regard des époques et des contextes dans lesquels elles sont chantées. Certes, le propos de Borowice est pertinent, et les nombreux exemples qu’il cite pour l’étayer convainquent largement de la nécessité, pour rendre compte du sens d’une chanson, de prendre en compte et le contexte social dans lequel elle vit, et les différents paramètres qui peuvent changer le cours de son histoire, et partant, de sa signification. Cependant, et c’est là où nous voulons en venir, l’approche proposée ici rend compte d’un sens de la chanson en question ; un sens qui résulte d’une approche sociologique, informant sur les contextes dans lesquelles elle apparaît, sur les significations qu’elle peut supporter dans tel ou tel actualisation, plutôt que sur l’objet lui-même. Il s’agira pour nous, à la lumière de nos investigations propres, de statuer sur les possibilités de rendre compte d’un autre sens de la chanson, celui-ci résultant d’une approche sémiotique, dont il sera nécessaire pour notre travail de démontrer la pertinence, pertinence qui doit trouver sa validité hors d’une justification d’ordre sociologique.

Notes
49.

Cf. le rôle de la production chansonnière lors de la Révolution évoqué plus haut

50.

Grosz, 1996 : 16.

51.

« […] des faits sont « sociaux » pour cette raison même qu’ils sont partagés par plusieurs individus, qu’ils sont des « manières d’agir, de penser, de sentir qui […] existent en dehors des consciences individuelles » (citation de Durkheim, dans Rudent, 2000b : 105).

52.

Maricourt, 1996 : 25.

53.

Borowice, 2000 : 82.

54.

Ibid.

55.

E. Pottier / P. Degeyter, 1888.

56.

Montéhus / Saint-Gilles, 1912.

57.

« Créée au disque et au cinéma par Tino Rossi en mars 1936 », note de l’auteur.

58.

Borowice, 2000 : 83.