Chapitre 2. La chanson au XXe siècle. Pratiques, usages, objet.

Du XIe siècle à la fin du XIXe siècle, appréhender la chanson dans une même démarche globale d’observations des phénomènes historiques, sociaux et artistiques, qui lui sont liés, peut se justifier dans la mesure où l’objet présente une certaine homogénéité d’existence. Si ses modes de diffusion évoluent, si les lieux qui lui sont consacrés se multiplient à partir du XVIIesiècle, si l’on commence à lui accorder une certaine valeur artistique courant XVIIIe, elle reste pour autant cette forme d’expression fondamentalement populaire, faite pour et par le peuple, et en grande majorité chantée par lui. Au XXe siècle, le monde de la chanson n’est plus le même, et l’objet lui-même subit des modifications certaines, liées à différents facteurs déterminants dans son évolution. Ces facteurs relèvent de mutations d’ordre socioculturel, mais également d’ordre technologique, et sont, dans leur interaction, à l’origine de la chanson moderne.

Dans son ouvrage Aspects de la chanson poétique, Poupart mentionne, non sans une certaine nostalgie, dans une comparaison rapide de la chanson « d’autrefois » et de la chanson « d’aujourd’hui », certains changements qui ont affecté la chanson, dans son passage à l’ère technologique du XXe siècle :

‘« On ne peut aborder la chanson moderne sans tenir compte des mutations socio-culturelles qu’elle a subies. Sans doute reste-t-elle un art populaire, mais les rapports qu’elle entretient avec le public ont changé depuis un siècle : d’actifs, ils sont devenus passifs. Autrefois, les gens chantaient les chansons ; ils ne le font plus aujourd’hui parce que les media les en dispensent. Ils déversent un flot sonore que l’on écoute, selon les circonstances, d’une oreille plus ou moins distraite. Dans ces conditions, musique et paroles ne bénéficient pas souvent de l’audience attentive qu’elles mériteraient. »59

Si nous ne le suivons pas forcément dans son constat quelque peu négatif, il n’empêche que nous ne pouvons nier que l’univers de la chanson du XXesiècle est foncièrement différent de celui des siècles précédents. Il paraît donc indispensable, comme le suggère l’auteur, de recenser les différents changements qui ont affecté le domaine pour comprendre notre chanson actuelle. Rappelons ici si nécessaire, que notre vocation n’est pas de dresser une étude exhaustive des phénomènes en question, que ce soit d’un point de vue sociologique ou historique, mais bien de pointer quelques éléments qui, d’une manière ou d’une autre, influeront sur nos choix quant à la construction de notre objet d’étude, appréhendable et appréhendé dans notre discipline.

Pour préciser notre champs d’investigation, nous adoptons a priori la définition que Rudent donne des « musiques populaires modernes », et dans lesquelles elle inclut la chanson, ou plus exactement, une chanson, qui correspond à celle qui nous intéresse ici :

‘« La formule "musiques populaires modernes" désigne ici les productions musicales du XXe siècle qui ont, récemment et en occident, échappé à la tradition de la musique occidentale savante ; qui se sont faites dans d’autres lieux, avec d’autres instruments, qui se sont apprises, transmises, et diffusées autrement qu’elle. Mais qui marquaient cependant une rupture, sur ces mêmes plans de la production, de la transmission et de la diffusion, avec des traditions populaires antérieurs au XXe siècle, et qui reposent par leur essence sur des modes de vie sociale et des procédés techniques apparus au XXesiècle. Nous n’y englobons donc qu’une partie du jazz et des chansons – celle qui a été produite dans des cadres urbains et destinée dès sa création à une diffusion phonographique, celle aussi qui utilise des instruments nouveaux – micros, guitares électriques. »60

Nous aborderons ici les différents phénomènes qui participent à la construction de cette chanson contemporaine. Nous évoquerons dans un premier temps les innovations technologiques qui ont touché le domaine de la chanson, et ce dans un traitement chronologique nécessitant un retour à des époques antérieures, afin de préserver la dimension évolutive des phénomènes. Nous évoquerons ensuite l’évolution du statut des acteurs qui participent à la création d’une chanson, ainsi que les changements dans les pratiques et usages qui lui sont liés du côté des auditeurs. Pour conclure, les nouvelles conditions de l’existence de l’objet ainsi posées, nous mettrons en évidence, au carrefour de ces différentes dynamiques, l’émergence d’un objet artistique nouveau.

Notes
59.

‘Poupart, 1988 : 13.’

60.

Rudent, 1998 : 21.