1. La chanson d’avant l’imprimerie

On sait qu’aux origines, la chanson s’est diffusée grâce à une tradition orale fort vivace. Sans aucun support écrit, ni musical ni textuel, elle circule au gré des déplacements et voyages de ceux qui la chantent. Selon Robine, c’est une des raisons pour laquelle tant de chansons dites aujourd’hui « traditionnelles » sont parvenues jusqu’à nous :

‘« Si l’on accepte cette idée d’une chanson populaire, routinière61 et rurale, puisant une partie de ses plus lointaines racines à des sources savantes et citadines, la question reste cependant posée de savoir comment ces chansons ont pu se propager à ce point, et connaître des évolutions si nombreuses, souvent dictées par un contexte géographique ou social particulier. La réponse tient ici en deux mots : les voyageurs. Colporteurs […], Compagnons du tour de France, marins cabotant de port en port, mariniers suivant les fleuves, soldats traversant parfois le pays entier pour rejoindre leur régiment ou enfin rentrer chez eux, travailleurs saisonniers […], etc. »62

Ce mode de diffusion a des implications certaines sur l’objet lui-même. La chanson ainsi diffusée est une chanson vivante, dans le sens où elle n’est que rarement strictement fixée, dans ses textes comme dans sa musique. Lorsqu’elle est colportée par les uns et les autres, elle évolue au fil des interprétations et des contextes… et lorsqu’elle est portée par les artistes ambulants, on l’adapte même aux publics, nous dit Duneton :

‘« Les ménestrels prolongeant les jongleurs, les adaptent [les chansons] à toutes les situations, et selon leur culture propre, leur public, leur inspiration, les transforment, y ajoutent certains éléments, en oublient d’autres ; parfois ils changent tout à fait la musique. Beaucoup de chansons devenues traditionnelles ont été chantées sur des airs fort différents, et il serait vain de se représenter une chanson de cette époque figée et répétée ici et là sous la même forme. »63

La chanson des premières époques est donc un objet mouvant, qui subit de nombreuses modifications selon les chemins qu’on lui fait emprunter. La raison fondamentale en est qu’elle n’a alors aucun support de fixation, si ce n’est la mémoire des personnes qui la colportent. Elle relève alors des modalités de transmission de l’oralité : reprise et répétée par les artistes ou autres colporteurs qui l’a prennent en charge, elle est modifiée, au gré des inspirations des uns et des autres qui l’adaptent selon les circonstances, mais aussi selon la mémoire qu’ils en ont. Dans ce contexte, le rôle du principe des timbres est primordial, et l’on comprend pourquoi il a perduré aussi longtemps, et pourquoi il est étroitement lié à la chanson populaire : la création de nouveaux textes de chansons à partir de mélodies existantes permet de renouveler les discours et les thématiques selon les évolutions des contextes sociaux et culturels, et donc de renouveler la production chansonnière, tout en s’appuyant sur une mémoire collective largement éprouvée à certains airs et développements mélodiques.

Ainsi, ce qui peut paraître au premier abord comme une faiblesse de la chanson d’avant l’imprimerie, le fait qu’elle n’ait aucun support de diffusion, et qu’elle ne vit que dans et par la mémoire de ses interprètes et de son public, s’avère être en fait un atout majeur pour cette forme d’expression populaire : une chanson voyage, parcourt les campagnes et les villes, à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Elle donne naissance à d’autres versions d’elle-même, mais aussi à des productions qui à force d’être une version de la version de la version, deviennent des créations authentiquement nouvelles. C’est ce processus que Robine nomme « création collective » :

‘« Dès lors, on peut effectivement parler de "création collective", mais pas dans le sens où nous entendons généralement ce mot de nos jours. En effet, en matière de chanson traditionnelle, la création collective se fait par stratification, par empilement, chacun apportant sa pierre à l’ouvrage, après de multiples prédécesseurs ; ce qui est bien différent de la notion de travail en équipe, où tout le monde participe simultanément à l’œuvre commune. »64

C’est sans doute en partie dans cette dimension de « création collective » que l’on peut trouver une explication satisfaisante à la qualification « populaire » généralement rattachée à la chanson de l’époque : la chanson est effectivement, dans ce sens, une expression du peuple. Qu’elle émane ou non de lui, c’est lui qui est le garant de sa diffusion, de sa pérennité, et partant, de son existence même. C’est dans ce sens également qu’elle relève d’une tradition orale certaine : l’artiste ambulant, ou le soldat de retour dans sa contrée d’origine, propage une chanson qui est, avant toute autre considération, une chanson « transmise» et « re-créée » à la fois. Elle est éminemment, et dans tous les cas, une forme d’expression conditionnée à ce mode de transmission uniquement oral.

Notes
61.

« En matière de musique traditionnelle, le mot "routinier" évoque une reproduction instinctive – c’est-à-dire "d’oreille" – des modèles proposés, et un apprentissage basé sur une pratique régulière et répétitive. Il s’oppose, ainsi, à l’idée d’enseignement savant, par le biais du solfège ou d’un conservatoire. » (Robine, 1994 :14).

62.

Ibid.

63.

Duneton, 1998, tome 1 : 241.

64.

Robine, 1994 : 14.