2. Recueils manuscrits et imprimés

Le statut des chansons va changer peu à peu avec l’évolution des supports de fixation des œuvres. L’arrivée des premiers recueils manuscrits va avoir pour conséquence d’unifier progressivement les textes et d’en fixer certaines versions. Le plus célèbre de ces manuscrits date du XVe siècle et est connu sous le nom de Manuscrit de Bayeux. Ce recueil est une compilation de chansons diverses, contenant « "102 chansons notées avec la table à la fin", ainsi que le précise l’en-tête ».65 Le choix des chansons semble aléatoire et les genres se mélangent allégrement. On y trouve des chansons à caractère courtois ou d’allure franchement populaire, sentimentale ou bachique. Concernant la notation des chansons, elle est assez rudimentaire :

‘« La notation des chansons présente simplement la mélodie et le texte : ni polyphonies, ni contre-chant – à peine quelques passages qui semblent proposer des liaisons instrumentales entre les couplets, quelques préludes ou quelques ritournelles destinées à un instrument d’accompagnement, que l’on a extraite des compositions polyphoniques. L’amateur est donc libre de les chanter à sa guise.»66

L’existence de ce manuscrit est néanmoins le témoin d’un fait important et nouveau concernant le domaine de la chanson : il révèle une prise de conscience de l’existence d’un patrimoine, une volonté d’en sauvegarder des traces, mais également de le mettre à disposition d’un public que l’on souhaite de plus en plus nombreux. Ce manuscrit, et d’autres recueils, moins célèbres mais relevant du même type d’initiative, constituent ainsi les premières manifestations d’une tentative de fixation de ces œuvres jusque là transmises oralement.

Avec l’arrivée de l’imprimerie, et surtout à partir du XVIe siècle, ces recueils compilant les chansons du jour vont se multiplier. Ce qui est imprimé, et qui va donc profiter de ce mode de diffusion nouveau, c’est avant tout les textes de chansons. La musique est peu souvent notée, ou spécifiée par la seule indication du timbre sur lequel le texte se chante. Les textes, peu à peu unifiés, circulent dans des versions de plus en plus identifiables, ce qui permet d’en assurer une certaine pérennité.

Les chanteurs du Pont Neuf mettent très rapidement à profit cette nouvelle invention qu’est l’imprimerie, en proposant à la vente, et ce pour la première fois en matière de chansons, leurs textes de chansons :

‘« Ils [les chanteurs du Pont Neuf] gagnaient essentiellement leur vie en vendant les textes de leurs chansons, imprimés sur des feuilles volantes, ce qui reste assez difficile à comprendre quand on sait que la majorité de la population demeurait illettrée. »67

La nouveauté ici est de taille : pour la première fois, les textes de chansons sont vendus, ce qui révèle un changement important concernant le statut de l’objet. En devenant un objet potentiellement vendable, le texte de chanson acquiert une valeur marchande qui, bien qu’encore peu développée, constitue les prémices d’une mutation de l’objet vers un « produit consommable », tel qu’on pourra l’envisager par la suite.

L ‘âge d’or de la chanson imprimée est sans doute la période révolutionnaire, où de nombreuses chansons commentant l’actualité de la Révolution sont fréquemment publiées dans les nouveaux journaux, et où la lecture commence à devenir une pratique très répandue, ainsi que l’explique Robine :

‘« […] les multiples gazettes (le plus souvent de simples feuilles) […] voient le jour à partir de 1789 et contribuent fortement à répandre la pratique de la lecture dans les couches populaires. Outre le fait que ces gazettes reproduisent de nombreuses chansons d’actualité – émanant de leur rédaction ou de lecteurs anonymes –, la généralisation de la lecture favorise grandement la diffusion des chansons, par le biais des feuilles volantes que les chanteurs vendent eux-mêmes après leurs prestations ou que les colporteurs apportent jusque dans les campagnes les plus reculées. »68

Ainsi, dans la mesure où une chanson reste une forme d’expression où la composante verbale est une donnée fondamentale de l’œuvre, les chansons, au même titre que tous les discours à base de langage verbal (presse, littérature, etc.) vont bénéficier de l’invention de l’imprimerie. De ce fait, l’imprimerie offre à la chanson un mode d’existence nouveau : le texte de chanson ainsi imprimé constitue un premier support de fixation et de reproduction de l’objet. Jusque là en perpétuelle transformation, à la faveur d’une transmission exclusivement orale, les chansons se fixent peu à peu dans des versions identifiables, que l’on peut reproduire à l’identique, tout du moins dans les paroles. Par ailleurs, les textes de chansons sont ainsi diffusés à une échelle méconnue jusqu’alors. Les textes imprimés, sans toutefois rendre compte de manière satisfaisante des œuvres elles-mêmes puisque les tronquant de toute leur dimension sonore, constituent cependant un mode d’existence spécifique d’une chanson : pour la première fois, une représentation des chansons existe, hors de toute exécution effective par un chanteur, artiste ou non. Cette représentation prend corps dans un objet matériel, feuilles volantes ou recueils imprimés, avec ou sans indications musicales, que tout un chacun peut acquérir ou diffuser. On reconnaît ici une étape importante dans l’évolution de l’objet, lorsqu’on sait qu’à notre époque contemporaine, les techniques d’enregistrements et de reproduction des œuvres sonores n’ont pas rendu caduc ce mode de représentation de l’objet.

Notes
65.

Duneton, 1998, Tome 1 : 269.

66.

Grosz, 1996 (Tome 2) : 293 (Contribution de J-F. Dutertre). Cette caractéristique – la notation rudimentaire des chansons – n’est pas propre à cette époque. Nous y reviendrons.

67.

Robine, 2004 : 28.

68.

Ibid. : 36.