3. Naissance du disque et de son industrie

Dans ses représentations écrites, la chanson reste cependant un objet tronqué de sa réalité sonore, et les textes ainsi imprimés constituent pour l’auditeur un objet qui ne peut se substituer aux chansons elles-mêmes. Cet état de fait change radicalement avec l’invention de nouvelles techniques permettant la fixation des sons. Dans l’ensemble des innovations et découvertes scientifiques qui permettront, au cours du XXe siècle, de maîtriser la captation, la restitution, la transmission, la reproduction, et l’amplification du son, l’enregistrement constitue une des premières étapes de la réalisation de ce qu’il faut bien appeler un « rêve » vieux de plusieurs siècles : capturer la parole, et rendre ainsi suranné le vieil adage verba volent, scripta manent. Cette nouvelle technique, l’enregistrement, Chion la nomme, de manière très explicite, la « phono-fixation » :

‘« La PHONO-FIXATION, plus couramment dénommée enregistrement, a été inventée en 1877 concurremment par Charles Cros et Thomas Edison. Dès l’origine elle permettait non seulement de "fixer" les sons existants, mais aussi de produire des sons spécifiquement destinés à être gravés sur le support, à l’aide de la voix, d’instruments, ou de n’importe quelle cause actionnée volontairement ou non. Sachant que l’ "objet sonore" ainsi créé (comme l’a dénommé plus tard Pierre Schaeffer) allait être conservé, comme un trait sur le papier, et qu’il ne s’évanouirait pas aussitôt émis, comme avant 1877 il en était de tout phénomène audible. »69

Les premières techniques d’enregistrement sont concrétisées à travers l’invention du phonographe, dont Charles Cros et Thomas Edison se disputent effectivement la paternité70. Cet appareil, qui enregistre et reproduit les sons et les voix par un procédé purement mécanique de gravure, permet pour la première fois de fixer et de restituer un phénomène sonore, jusque là éphémère et condamné à n’exister que dans l’espace-temps de son énonciation effective. Alors que Charles Cros préconisait, dès la description de son invention, une gravure sur disque, les premiers phonographes utiliseront essentiellement pour supports, et selon le procédé défendu par Edison, des cylindres. Cependant, différents procédés sont testés pour améliorer les performances de cette technologie nouvelle : « le cylindre et le disque à gravure en profondeur (lus avec un saphir inusable, mais usant les sillons, sans toutefois les explorer totalement), le disque à gravure latérale (lu avec une aiguille vite usée et à changer souvent, sous peine d’endommager irrémédiablement les sillons, en revanche mieux explorés). »71. Ces procédés coexistent pendant de nombreuses années et malgré leurs performances variables, ils vont très rapidement profiter à la diffusion des chansons, dans la mesure où, comme l’explique Chion, la voix, dans ses caractéristiques acoustiques, se laisse plus facilement capturer par les premiers prototypes de phonographes :

‘« Pour des raisons diverses, les premiers enregistrements musicaux privilégient les voix : non pas, comme on pourrait le croire, parce que le phonographe reproduisait plus fidèlement le chant que l’orchestre, mais plutôt parce que, malgré la dénaturation du timbre vocal, l’auditeur avait plus d’éléments à reconnaître qu’avec les instruments : paroles, accent, détails d’articulation et effets vocaux. A l’époque des phonographes, les pianos enregistrés sonnaient tous de la même façon. La musique instrumentale ne connaît pas la variété des modes d’attaque que permet le chant sur des paroles, et d’autre part, la voix est cet instrument unique en son genre qui peut avoir d’un individu à l’autre des différences de sonorité très caractéristiques, différences qui, bizarrement, "passent" par le canal étroit du phonographe d’alors.»72

C’est en fait, pour la chanson, et petit à petit pour tout le domaine musical, le début d’une véritable révolution, économique, industrielle et culturelle, qui aboutira à l’avènement de nos sociétés dites « audio-visuelles ». Le potentiel économique de ces nouvelles inventions est très rapidement pressenti, donnant naissance à de nouvelles sociétés73 qui, à une échelle industrielle, mettent en place une exploitation marchande de ces nouveaux supports. En France, Pathé commercialise74 ses cylindres dès 1897 :

‘« Le catalogue Pathé comporte des cylindres d’opéra, de chants religieux, de musique militaire, de musique de danse… mais surtout de chanson française (Paulus, Yvette Guilbert, Ouvrard, Fragson, etc.) »75

Il restera fidèle à ce support jusqu’à ce que le disque 78 tours s’impose et supplante le cylindre. Dans sa première période, autour de 1910, le disque est encore obtenu par enregistrement acoustique et les contraintes techniques sont encore fortes : la fidélité de restitution des sons reste encore insatisfaisante, les possibilités de duplication des enregistrements sont complexes et coûteuses, et les progrès de l’amplification et donc de la puissance de restitution des enregistrements, n’en est encore qu’à ses débuts, Il faut attendre le début des années 20 et l’enregistrement électrique pour pallier en partie, et plus efficacement, ces défaillances non résolues par les procédés antérieurs. C’est alors l’âge d’or du 78 tours qui, jusqu’aux années 50, connaît une diffusion sans précédent. Dans cette période, l’édition phonographique prend véritablement son visage moderne : les marques françaises comme Pathé côtoient les labels étrangers : Gramophone , Fonotipia , Columbia … L’industrie du disque se développe, s’internationalise, et instaure, à la faveur des avancées et des découvertes technologiques, l’unification et l’adoption de supports standardisés, d’où surgit en 1948 le disque microsillon à deux formats : le 45-tours de 17 centimètres pour les petites durées, et le 33-tours 1/3 de 30 centimètres pour les longues durées.

L’enregistrement a apporté une chose absolument inédite, « la réécoute littérale d’un phénomène sonore à l’infini »76, ce qui a plusieurs conséquences : le phénomène sonore ainsi enregistré n’est plus éphémère mais fixé, gravé sur un support à la manière de la lettre sur le papier, et peut même se prévaloir, avec les progrès de la technique, et d’une durée de vie au moins égale à celle de l’écrit, et d’une qualité de restitution jusque là jamais atteinte ; ce même phénomène sonore est également délivré de l’espace-temps de son énonciation première, et peut être entendu, et donc exister, hors de celle-ci. Par ailleurs, l’industrie du disque a offert, au sens commercial du terme, la possibilité à tout un chacun de jouir des potentiels de cette innovation, en créant des supports et des appareils de plus en plus adéquats, à des coûts de plus en plus accessibles au grand public, développant ainsi de nouvelles pratiques.

Dans leurs combinaisons, l’ensemble de ces phénomènes change radicalement le statut des chansons. Le disque peut également être considéré comme une représentation de l’objet, mais pas au même titre que les feuillets imprimés de l’époque du Pont Neuf : il se pose en effet, tout du moins aux oreilles de l’auditeur ordinaire, comme une reproduction fidèle de l’événement sonore en question, et se substitue, d’une façon efficace à lui. Une chanson devient ainsi, par identification avec le support qui la contient, cet objet matériel, ce disque, autrement dit un objet que l’on peut acheter, conserver, offrir, écouter autant de fois qu’on le désire.

Parallèlement à ces nouvelles techniques d’enregistrement et de traitement des sons, les innovations en matière de téléphonie bouleversent également les circuits de diffusion de la chanson. La téléphonie, ou retransmission du son à distance, en donnant naissance à la radio et, plus tardivement à la télévision, offre également un nouveau moyen de médiatiser les chansons, c’est-à-dire de les diffuser à très grande échelle par l’intermédiaire de ces nouveaux médias et, pour l’auditeur, de les entendre sans que soit nécessaire la possession ni d’un enregistrement, ni d’un appareil susceptible de le lire.

Notes
69.

Chion, 1994 : 16.

70.

« La question, longtemps débattue, de savoir qui doit être considéré comme le véritable inventeur du phonographe n’en reste pas moins posée dans les mêmes termes. La description de Charles Cros, c’était d’emblée le disque tel qu’on le connaîtra jusqu’au début des années 1990, la gravure latérale et la duplication par galvanoplastie. Mais ce n’était qu’une description, et, impécunieux, le poète n’avait pu réunir les cinquante francs nécessaires au brevet de son invention. La première réalisation effective (demande de brevet déposée au Patent Office de Washington en fin décembre 1877, agréée le 17 février 1878) est celle d’Edison, à qui l’on pourrait seulement reprocher les méthodes indignes du génie qu’il fut, employées pour accréditer une priorité. D’autant que, si son phonographe avait le mérite d’exister et de fonctionner, il procédait de principes moins avancés que ceux de Cros, et l’invention s’en trouva engagée dans une impasse. », (Thévenot, J. : « Disque », article de l’Encyclopedia Universalis).

71.

Ibid.

72.

Chion, 1994 : 31-32.

73.

Les pionnières et plus importantes : C.B.S (Columbia Broadcasting System) fondée en 1885 aux Etats Unis par les ingénieurs Chischester A. Bell et Charles S. Tainter, PATHE fondée en 1896 par les frères Charles et Emile Pathé en France, et la Deutsche Grammophon Gesellschaft fondée en 1898 en Allemagne par Emile Berliner.

74.

« En France, c’est Pathé, fondé en 1897, qui lance la production des premiers cylindres (1 franc 25). Pathé produit également des disques noirs. En 1900, son catalogue compte 5000 titres. » (Grosz, 1996 (Tome 2) : 139).

75.

Lesueur, 2004 : 20.

76.

Chion, 1994 : 16.